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ont été souvent précieux. Il loue l’organisation de leur ordre, qui fait grand honneur au génie tout pratique de leur éminent directeur, le cardinal Lavigerie. Il loue l’élégance austère qui règne dans leurs installations. Il admire les procédés par lesquels ils enseignent aux indigènes toutes les industries et en font des agriculteurs, des charpentiers, des maçons, des charrons, des armuriers. Il admire surtout leur entier dévoûment à leur œuvre : ils ont épousé l’Afrique, et ils ne divorceront jamais. Il leur demandait s’ils ne retourneraient pas quelque jour en Europe. Ils répondirent : « Tant que nous nous porterons bien, nous ne voudrons pas y retourner, et quand nous serons malades, nous ne pourrons plus. » — « Nous autres voyageurs, dit-il au père Lourdel, nous faisons beaucoup parler de nous; dans le fond, vos aventures sont bien plus héroïques que les nôtres; vous vous sacrifiez à une idée, sans aucune vue d’ambition personnelle, et vos noms sont à peine connus. »

Les Massaïs ont joué de malheur; la philosophie de Schopenhauer s’est présentée chez eux pour la première fois sous la figure remarquable, mais peu avenante du docteur Peters, et ils ont fait là une fâcheuse connaissance. Ils se seraient mieux trouvés d’avoir affaire à un autre docteur, M. Edouard Schnitzer, devenu fameux sous le nom d’Émin-Pacha. Il venait d’entrer au service de l’Allemagne et il remontait vers le nord quand l’homme aux lunettes noires le rencontra à Mpuapua et lui fit le grand plaisir de lui céder les Parerga et d’autres volumes du célèbre philosophe. Émin-Pacha paraît, lui aussi, goûter beaucoup Schopenhauer, ce qui ne l’empêche pas d’être à la fois un homme fort distingué et aussi doux, aussi humain, dit-on, que savant. Il en est de la philosophie comme du christianisme, comme de toute religion ; les mêmes dogmes et les mêmes idées produisent tour à tour des fruits d’une exquise douceur ou amers comme l’absinthe, selon le caractère, le tempérament de ceux qui les professent et qui leur donnent la couleur de leur âme. Comment se fait cette mixture d’une âme et d’un dogme ? C’est un grand mystère. « Si un homme, a dit Voltaire, à qui on sert un plat d’écrevisses qui étaient toutes grises avant la cuisson, et qui sont devenues toutes rouges dans la chaudière, croyait n’en devoir manger que lorsqu’il saurait précisément comment elles sont devenues rouges, il ne mangerait d’écrevisses de sa vie. » Si rouges que fussent les écrevisses, il était écrit que les Massaïs les mangeraient.


G. VALBERT.