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quoi il crut en dormant entrer dans une maison où des inconnus lui dirent : — « Pourquoi cherchez-vous Émin dans l’Afrique centrale? Il est à Berlin. » — Au même instant, il entendit comme un grondement surnaturel, comme un bourdonnement de fantômes. Il croit aux signes, aux oracles. Dans un moment où il hésitait encore s’il attendrait son arrière-garde ou partirait sans elle, il éprouva le besoin de recourir aux sorts. Il avait une boîte à musique; il en changea le rouleau dans l’obscurité, à l’aveuglette, en se promettant de tenir pour un présage l’air de musique qu’il allait entendre. La boîte joua la marche de Carmen, et il ne balança plus à se mettre en route. C’est ainsi que les hommes les plus audacieux, les plus résolus, tremblent quelquefois de demeurer tête à tête avec leur volonté et prient le hasard de se mettre en tiers entre leurs deux moi.

Si instructif que soit le livre du docteur Peters, ce qu’on y trouve de plus intéressant, c’est bien le docteur lui-même, qui s’y montre à visage découvert, avec sa nature complexe, riche en contrastes. Quoique le repos soit à son sens l’état d’âme auquel il est le plus difficile de s’accoutumer, cet homme d’esprit se demande par intervalles s’il était né pour agir ou pour rêver, pour casser des têtes ou pour approfondir les grands problèmes de l’univers. Il y a dans sa vie des heures de détente, d’apaisement, où sa volonté le laisse tranquille et où son âme devient « l’œil contemplatif des mondes, » selon l’expression de son cher Schopenhauer, qu’il avait emporté en Afrique. Un jour, chez les Massaïs, comme la caravane à demi morte de soif venait enfin de trouver de l’eau, il exposa à M. de Tiedemann la théorie de la négativité dans la sensation du plaisir. Un autre jour, en relisant les Parerga, il médita longtemps sur tout ce qu’il y a d’intentionnel dans notre destinée et de vain dans nos projets, et il pensait au mot de Goethe : « N’aime pas trop le soleil et les étoiles, et tiens-toi prêt à me suivre dans le sombre royaume. » Mais s’il goûte beaucoup la métaphysique de Schopenhauer, il goûte moins sa morale, et la pitié n’est pas pour lui la première des vertus. Après tout, l’existence étant un mal ou une erreur, n’est-ce pas rendre service à un Elmoran que de lui procurer à la fois la joie de ne plus être, et la gloire d’être mort de la main d’un docteur allemand ? Il y a des idéalistes au cœur doux et débonnaire ; l’idéalisme du docteur Peters est un peu brutal ; c’est la métaphysique des durs à cuire, assez semblable à la philosophie de certains califes pour qui tous les hommes étaient des insectes, ou à celle de certains fauves, qui mangent les moutons à la seule fin de leur démontrer que la vie est une illusion.

Cependant il a l’esprit trop généreux pour ne pas apprécier chez les autres les qualités qu’il n’a pas. Comme M. de Wissmann, il a rendu un chaleureux hommage à nos Pères blancs, dont les bons offices lui