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On était suivi à la piste par les Massaïs, hurlant comme des hyènes. Le docteur se consolait en pensant que ses ennemis n’auraient pas sa vie, que la dernière balle de son revolver lui servirait à se brûler la cervelle. On atteignit le bord d’une rivière, on passa un gué, on gravit une colline, et pendant quelques heures on se flatta que les hyènes avaient renoncé à leur poursuite et regagné leur tanière. A la première halte, M. Peters se sentit l’esprit assez libre pour jouer à l’écarté avec son lieutenant, M. de Tiedemann. Mais on entendit crier : « Massaï wanakuja ! les Massaïs arrivent! » Il semblait prouvé cette fois qu’ils arrivaient déterminés à tuer ou à mourir, qu’ils feraient un effort désespéré pour anéantir la colonne, qu’il faudrait se battre corps à corps, qu’on succomberait sous le nombre, qu’on était perdu.

Tout à coup, vers cinq heures, le soleil commença à s’obscurcir. Une grande ombre mystérieuse envahit tout le plateau ; elle allait s’épaississant de minute en minute; le Kenia n’apparaissait plus à l’horizon que comme un vague fantôme; le monde semblait prêt à rentrer dans la nuit éternelle. Ce phénomène imprévu frappa d’épouvante les Massaïs; ils l’attribuèrent aux redoutables enchantemens de l’homme aux lunettes noires; et quand la lumière reparut, on les vit au loin se retirant par petits groupes détachés, tristes et honteux comme des fauves qui ont flairé le sang et n’ont pas bu. Le docteur ne pensait plus aux cloches de l’Avent; il se disait que nous sommes en vérité d’étranges créatures, que chacun de nous se croit le centre de l’univers, le nombril de ce vaste monde, que nos obscures destinées n’intéressent pourtant que nous-mêmes, que jamais ni le Kenia ni les astres ne se sont dérangés pour arracher un docteur allemand aux vilaines griffes d’une tribu sauvage.

L’homme aux lunettes noires avait été sauvé par une éclipse totale de soleil; c’était jouer de bonheur, on n’en a pas toujours à sa disposition. Il parvint à sortir vivant du pays des Massaïs, lui et sa troupe; il atteignit le lac Baringo, et après avoir franchi un autre plateau, il descendit dans le bassin du Nil, sur la rive nord du Victoria-Nyanza. M. de Wissmann avait déclaré dans le temps qu’essayer de s’ouvrir un passage à travers le territoire des Massaïs, c’était tenter l’impossible. Le docteur Peters se donna, chemin faisant, le malin plaisir de baptiser du nom de collines Wissmann les hauteurs qui forment la limite orientale de l’Usoga et qui de loin paraissent infranchissables, quoique dans le fait l’ascension en soit aisée. Dans toutes les tribus qu’il traversait, on célébrait sa gloire ; on disait : « Voilà celui qui a battu les Elmoran ! » Mais si ses hommes admiraient son courage, ils admiraient un peu moins son bon sens, et pour tout dire, ils le trouvaient encore plus étonnant qu’admirable. Ils l’avaient surnommé Kupanda Scharo, l’escaladeur de fortifications. Était-il sûr que Kupanda Scharo