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voyait de mauvais œil un Allemand se portant au secours d’un autre Allemand dont elle aspirait à se débarrasser. Il avait résolu de remonter le Tana. Ce fleuve de l’Afrique orientale reçoit ses premiers affluens des mêmes plateaux qui alimentent le Nil, et après avoir, comme le Nil, traversé dans son cours moyen des steppes où il forme de nombreux rapides et créé dans son cours inférieur de riches terrains d’alluvion, il se jette dans l’Océan-Indien au sud du royaume de Witu. Avant que M. Peters pût atteindre Witu, les Anglais lui avaient donné mille ennuis et s’étaient permis de lui confisquer une partie de ses armes et de ses marchandises d’échange. Il se proposait d’emmener 100 soldats et 600 porteurs. Il dut en rabattre et réduire sa caravane à 16 chameaux, 8 ânes, 1 cheval, 2 chiens, 80 porteurs, 13 porteuses, 25 soldats somalis, 4 chameliers, 8 domestiques, cuisiniers et marmitons.

Plus tard, son arrière-garde tardant à le rejoindre, il se lancera avec 60 hommes en tout dans des régions inconnues et souvent mal habitées. Il s’était dit qu’une petite troupe accoutumée à une exacte et sévère discipline en vaut une grande, qu’un chef qui tient en main ses hommes peut s’en promettre des merveilles, qu’il se forme entre eux et lui ce qu’il appelait « un lien démoniaque, ein fast dæmonisches Band. » Il ne négligea rien pour dresser son monde; toute peccadille était rigoureusement châtiée, et il ne levait jamais une punition. Il n’avait d’indulgence que pour ses chameaux, que, par le conseil de ses chameliers, il entretenait en santé en leur administrant du bouillon de mouton et qu’il finit par décharger de tout fardeau, les laissant cheminer à leur aise, « comme de vrais gentlemen, » ce qui ne les empêcha pas de mourir l’un après l’autre.

Le second principe du docteur Peters, qui en a beaucoup, est qu’en Afrique, lorsqu’on ne dispose pas de moyens suffisans, il faut y suppléer non-seulement par la discipline, mais par une absence complète de scrupules dans la façon de traiter les indigènes, que, s’ils refusent de se laisser réquisitionner contre paiement, il faut leur prendre de force tout ce dont on a besoin, que le droit de vivre prime tous les autres. Dans le Murdoï, un jour que sa troupe avait faim, il reconnut à des traces de pas que des femmes étaient venues puiser de l’eau dans le Tana, et il fit mettre quelques-uns de ses hommes en embuscade. Au bout d’une demi-heure, onze jeunes filles, appartenant à la tribu des Wandorobbos, apparurent, leur cruche sur la tête. Grande fut leur surprise en se voyant cernées. « Elles nous regardaient avec beaucoup plus d’étonnement et de curiosité que de crainte, et ne résistèrent point quand je leur enjoignis de me suivre dans notre camp; c’est le droit de la guerre dans ces pays, et les femmes savent qu’en pareil cas, ce n’est pas leur vie qui est en jeu. »