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I.

Il y a mille manières de composer une peinture, c’est-à-dire d’en combiner, dans une intention expressive ou décorative, les lignes et les couleurs, les figures et l’éclairage, de manière à en établir l’unité, à en faire un tout logique et indissoluble; mais, pour qu’une peinture mérite vraiment le nom d’œuvre d’art, qu’elle ne reste pas l’étude ou le morceau, il faut qu’elle soit composée. La science de la composition, qui atteignit son apogée en Italie avec Léonard et Corrège, dans le nord avec Rubens et Rembrandt, a toujours été, depuis trois siècles, la grande préoccupation et la force incontestée de l’école française, depuis Poussin jusqu’à Delacroix, depuis le Lorrain jusqu’à Corot, depuis Watteau jusqu’à Meissonier. Grâce à cette science nous avons pu, à diverses reprises, traverser, sans trop de mal, des périodes de décadence où périssaient tant d’écoles étrangères mieux douées que nous pour le tempérament. Il importe donc au plus haut point que cette qualité nationale ne se perde point chez nous. C’est ce qu’on pourrait craindre, cependant, si l’on s’en tenait, d’une part, aux théories étroites de certains praticiens qui, par horreur des sentimentalités littéraires, voudraient réduire l’art de peindre à une virtuosité fragmentaire, et, d’autre part, aux paradoxes aventureux de modernistes étourdis qui, par haine des formules académiques, prétendraient établir l’inutilité de l’intervention Imaginative. Le grand intérêt qu’offre le Salon des Champs-Elysées, cette année, c’est de nous montrer à cet égard un esprit de retour marqué vers des idées plus saines et plus justes chez bon nombre de jeunes gens dont quelques-uns sont en train de prendre la tête de leur génération et ne manqueront pas d’exercer, à leur tour, quelque influence sur les destinées de notre art français.

Dans les vastes toiles qui attirent d’abord les regards, celles de MM. Henri Martin, Micheléna, Rochegrosse, Roullet, le résultat sans doute ne répond pas toujours à la grandeur des visées. Néanmoins, on y Constate un effort d’imagination et un effort d’exécution si supérieurs à ce qu’on peut attendre, en général, de la paresse intellectuelle et de la pénurie technique de nos contemporains, qu’il faut saluer avec sympathie ces généreuses ambitions, même lorsqu’elles sont trahies par l’inexpérience. Ces tentatives imprudentes et nobles nous semblent d’autant plus méritoires qu’elles sont plus désintéressées, venant de jeunes gens déjà suffisamment connus par de premiers succès, qui n’auraient eu qu’à suivre la voie banale pour y trouver plus de renommée, de joie et de profit. Le sujet qu’a choisi M. Henri Martin, A chacun sa chimère, est une