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en pages ; mais il ne boit jamais de vin, apparemment parce que le roi son père s’est tué à force de boire; celui-ci n’aurait pas besoin de faire de grands excès pour se tuer... Sa femme et ses sujets sont très malheureux, et ses maîtresses ne sont pas mieux traitées, car il fit mettre, il y a quelque temps, à la maison de force une femme qu’il avait aimée... Songez que cet enfant mal élevé est tout-puissant chez lui, que c’est un despote : j’aime fort à voir de mes propres yeux ces petits acteurs chargés des plus grands rôles[1]. »

Elle conçut une opinion meilleure du prince Henri de Prusse, frère du grand Frédéric, qui séjourna en Hollande dans cette même année 1768. Un jour, une lettre annonça au seigneur de Zuylen la visite inattendue de l’auguste personnage qui s’était si fort distingué dans la guerre de Sept ans :

« Heureusement, raconte Belle, on avait un petit dîner élégant et simple à lui offrir, et comme il me parut très aimable, je voulus lui plaire, je m’égayai, je causai, — et je réussis! Il par la beaucoup et me dit mille choses flatteuses ; il parle très bien, avec esprit et avec autant d’aisance que de finesse. Après dîner, il témoigna de l’envie de voir ma chambre, et je l’y menai. Ma table était couverte de livres ; il aurait voulu voir ce que c’était, mais il n’osait les ouvrir, par civilité, ni moi, par modestie. Apercevant, à la fin, votre grosse lettre[2], je lui dis : « Votre Altesse Royale ne soupçonne pas que c’est là une relation de la guerre de Corse? — Non, vraiment, me dit-il, je ne m’en serais pas douté; mais cela vous amuse-t-il? — Oui, monseigneur, répondis-je, j’y prends intérêt parce qu’un homme de mes amis s’y distingue. Mais Votre Altesse sera encore plus surprise de voir l’extrait de ma lettre dans la gazette. » Et en même temps je tirai la gazette de ma poche et la lui donnai. Il fut l’extrait et prétendit que c’était en faveur des femmes du château de Cavelli que j’avais rendu cette relation publique. On s’en amusa fort, les courtisans s’emparèrent de la gazette; et le prince, en continuant de regarder ma chambre, mon cabinet, mon bain, enfin tout ce qui, dans une habitation, aide à connaître la personne qui l’habite, parlait tantôt de moi et de mes amusemens, tantôt de Paoli et des Corses...

« Il fallut se séparer; le prince ne nous quittait pas avec plaisir: M Ne venez-vous pas quelquefois à La Haye? Ne pourrait-on se flatter de vous voir à Berlin ? » l’envie de nous revoir et le chagrin de nous quitter furent exprimés bien des fois, et de l’air le plus flatteur, parce que c’était l’air le plus vrai. Il partit enfin et

  1. Le jeune souverain tomba en enfance quelques années plus tard.
  2. D’Hermenches servait alors en Corse, comme nous le verrons plus loin.