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devenir pour les nations modernes le sanctuaire de la belle nature. Le génie de l’humanité nous par le par leurs œuvres en termes clairs et intelligibles. Sentir, voir, goûter ce qui est antique, se former l’oreille, la langue, l’esprit, le cœur, d’après l’antique, et ensuite rivaliser avec l’antique : c’est la tâche qui s’impose aux générations nouvelles, tâche d’un caractère presque religieux. Nous ne nous approchons de la Grèce qu’avec un sentiment de sainteté. L’utilité proprement dite ne doit pas entrer en ligne de compte : l’homme n’est pas élevé pour la société, il est élevé pour lui-même; il doit porter au plus haut point l’idée de l’humanité qui est en chacun de nous.

Herder, comme on voit, a quelque chose de l’hiérophante. C’est ce langage à moitié théologique qui faisait dire à un illustre critique français qu’en abordant pour la première fois la lecture de ses écrits, il avait cru mettre le pied dans un temple. Mais à côté de ces hautes aspirations, il y avait, comme le fait remarquer le docteur Paulsen des motifs d’un autre ordre.

Au XVIIIe siècle, la France, l’Angleterre, possédaient déjà une littérature qu’elles considéraient comme classique; l’Allemagne n’en avait pas et souffrait de la comparaison. Ne voulant plus vivre d’emprunts, elle accueillait avec empressement tout ce qui lui présageait des temps nouveaux. En tout cas, elle aimait mieux aller à l’école de la Grèce, la commune éducatrice des nations modernes, qu’à l’école des peuples voisins. Lessing venait d’opposer les pièces de Sophocle à celles de Voltaire, Klopstock transportait en allemand les hardiesses de la lyrique grecque. Winckelmann éclairait d’idées nouvelles l’histoire de l’art. On se plut à affirmer une parenté spéciale entre le génie grec et le génie germanique. Par une curieuse association d’idées, le patriotisme illumina de son reflet l’érudition : en se faisant élève de l’antiquité, on s’affranchissait de l’étranger.

Une nouveauté, c’est que le grec est non-seulement placé au-dessus du latin, mais opposé au latin. Jusque-là, même dans les plus beaux temps, les hellénistes avaient toujours été chose rare : on les citait, on les comptait. C’est à travers les écrivains romains, poètes ou philosophes, qu’on pénétrait plus ou moins jusqu’au génie hellénique. Maintenant, les choses vont changer : le grec est mis au premier plan. Quant au latin, on a toute sorte de reproches à lui faire. Il y a là-dessus, chez Herder, des déclamations quelque peu puériles. « Charlemagne est un homme de malheur, un fils des papes : il a détruit la littérature des bardes, s’est soumis à la tutelle des moines et des prêtres de la Gaule. Il a enlevé à la Germanie sa noble et pure originalité, comme on l’aperçoit dans Tacite. L’épée dans une main, la croix dans l’autre, il a apporté les