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aucune administration, aucun gouvernement ne suffit à le suppléer dans ce service. Il n’y a que lui pour nous retenir sur notre pente natale, pour enrayer le glissement insensible par lequel incessamment et de tout son poids originel notre race rétrograde vers ses bas-fonds ; et le vieil Évangile, quelle que soit son enveloppe présente, est encore aujourd’hui le meilleur auxiliaire de l’instinct social.

Parmi ses trois formes contemporaines, celle qui groupe le plus d’hommes, environ 180 millions de fidèles, est le catholicisme, en d’autres termes, le christianisme romain, et ces deux mots, qui sont une définition, résument une histoire. À l’origine, quand naquit l’idée chrétienne, elle s’exprima d’abord en hébreu, dans la langue des prophètes et des voyans ; ensuite et tout de suite, en grec, dans la langue des dialecticiens et des philosophes ; finalement et très tard, en latin, dans la langue des jurisconsultes et des hommes d’État ; de là les stades successifs du dogme. Écrits en grec, tous les textes évangéliques et apostoliques, écrites en grec toutes les spéculations métaphysiques[1] qui en furent le commentaire, ne parvinrent aux Latins occidentaux que par des traductions. Or, en métaphysique, le latin traduisait mal le grec[2] ; les mots et les idées lui manquaient ; ce que disait l’Orient, l’Occident ne le comprenait qu’à demi ; il l’accepta sans disputer et l’enregistra de confiance[3]. À son tour enfin, au IVe siècle, quand, après Théodose, il se détacha de l’Orient, il intervint, et il intervint avec sa langue, c’est-à-dire avec la provision d’idées et de mots que sa culture lui fournissait ; lui aussi, il avait ses instrumens de précision, non pas ceux de Platon et d’Aristote, mais d’autres, aussi spéciaux, forgés par Ulpien, Caïus et vingt générations de juristes, par l’invention originale et le travail immémorial du génie romain. « Dire le

  1. Saint Athanase, le principal fondateur de cette métaphysique, ne savait pas le latin, et ne l’apprit qu’avec beaucoup de peine, à Rome, où il était venu pour défendre sa doctrine. — En revanche, le principal fondateur de la théologie occidentale, saint Augustin, n’a jamais su le grec que très imparfaitement.
  2. Par exemple, les trois mots grecs qui sont essentiels et techniques dans les spéculations métaphysiques sur l’essence divine, λόγος, οὐσία, ὑποστάσις, n’ont pas d’équivalens véritables en latin, et les mots par lesquels on tâche de les rendre, verbum, substantia, persona, sont fort inexacts. Persona et substantia, dans Tertullien, sont déjà employés avec leur sens romain, qui est tout juridique et spécial.
  3. Sir Henry Sumner Maine, Ancient law, p. 354. Les remarques suivantes sont d’une profondeur admirable. « La littérature métaphysique grecque contenait la seule provision de mots et d’idées où l’esprit humain pût puiser pour s’engager en des controverses profonde sur les personnes divines, la substance divine et les natures divines. Au contraire, la langue latine et la maigre philosophie latine étaient tout à fait incapables de cette entreprise. C’est pourquoi, dans l’Empire, les provinces occidentales ou parlant latin adoptèrent les conclusions de l’Orient sans les discuter ou les réviser. »