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les couvens d’hommes, puis violemment abattue par la Révolution, elle semblait morte. Mais, au commencement du XIXe siècle, voici qu’elle repousse spontanément, par un jet droit, fort, vivace, nouveau et plus haut que l’ancien, débarrassée des excroissances, des moisissures, des parasites qui, sous l’ancien régime, la défiguraient et l’étiolaient. Plus de vœux forcés, de cadets « froqués » pour « faire un aîné, » de filles cloîtrées dès leur petite enfance, maintenues au couvent pendant toute leur adolescence, conduites et poussées, puis acculées comme dans une impasse, et précipitées dans l’engagement définitif quand elles étaient d’âge : plus d’instituts aristocratiques, ordre de Malte, chapitres d’hommes ou de femmes, où les familles nobles trouvaient une carrière et un dépôt pour leurs enfans surnuméraires. Plus de ces vocations fausses et feintes dont le vrai motif était tantôt l’orgueil de race et la volonté de ne pas déchoir, tantôt l’attrait animal du bien-être physique, de l’incurie et de l’inertie; plus de moines oisifs et opulens, occupés, comme les Chartreux du Val-Saint-Pierre, à trop manger, à s’abrutir dans la digestion et dans la routine, ou, comme les Bernardins de Granselve[1], à faire de leur maison un rendez-vous mondain d’hospitalité joyeuse et à figurer eux-mêmes, au premier rang, dans les festins prolongés et répétés, dans les bals, les comédies et les parties de chasse, dans les divertissemens et les galanteries que la fête annuelle de Saint-Bernard, par une disparate étrange, provoquait et consacrait. Plus de supérieurs trop riches, usufruitiers d’une mense abbatiale énorme, seigneurs suzerains et terriens, avec le train, le luxe et les mœurs de leur condition, avec carrosses à quatre chevaux, livrées, huissiers, antichambre, cour, chancellerie et officiers de justice, se faisant donner du monseigneur par leurs moines, aussi peu réguliers qu’un laïque ordinaire, excellens pour instituer dans leur ordre le scandale par leurs libertés et le relâchement par leur exemple. Plus d’ingérences laïques, d’abbés ou prieurs commendataires, intrus et imposés d’en haut ; plus d’interventions législatives[2] et administratives pour assujettir les moines et les religieuses à leurs vœux, pour les frapper d’incapacité et presque de mort civile, pour les exclure du droit commun, pour leur retirer la faculté d’hériter, de tester, de faire ou recevoir une donation, pour leur ôter d’avance les moyens de subsister et l’envie de rentrer dans le monde, pour les retenir par force dans leur couvent et mettre à leurs trousses la maréchaussée, s’ils se sauvent, pour prêter à leur supérieur l’aide du

  1. L’Ancien régime, p. 154, 191. (Sur la Chartreuse du val Saint-Pierre, lire les détails donnés par Merlin de Thionville dans ses Mémoires.)
  2. Prœlectiones juris canonici, II, 205. (Édit de Louis XIII, 1629, article 9.)