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A coup sûr, lorsque Shakspeare écrivait le vers : To be or not to be, il n’y avait pas une de ses idées, pas un de ses sentimens qui n’eût pour corrélatif un mouvement des molécules cérébrales, explicable (comme mouvement) par l’état mécanique antérieur de ces molécules. Mais, en même temps, chaque état mécanique impliquait un état psychique des molécules cérébrales, et, pour résultante, un état général de la conscience. Le mécanique, comme tel, s’explique mécaniquement et est l’objet des sciences de la nature ; le psychique, comme tel, s’explique psychologiquement et est l’objet des sciences de l’esprit ; mais, au point de vue de la réalité concrète, qui est celui où se place la philosophie générale, le psychique et le mécanique sont toujours unis, et c’est le premier qui est le fondement du second. Tel est le principe essentiel de la théorie des idées-forces. — De même, quand Napoléon bouleversait l’Europe, il y avait sans doute dans son cerveau quelque chose qui correspondait exactement à ses désirs et à ses desseins ; et c’est ce quelque chose qui a mis en mouvement sa plume ou sa langue, par suite d’autres cerveaux, et enfin les bras et les jambes de tant de milliers d’hommes ; « dès lors, a-t-on dit, tout s’est passé dans le monde des apparences sensibles comme si Napoléon et ceux qu’il a fait tuer n’avaient ni volonté ni pensée. » — Oui, comme si… et dans le monde des apparences. C’est de même que Newton disait : tout se passe comme si le soleil et la terre s’attiraient ; il aurait même pu dire avec Empédocle : s’aimaient l’un l’autre en raison directe des masses, etc. Il n’en est pas moins vrai que les comme si expriment de simples hypothèses. On pourrait dire inversement : les guerres de l’Europe se sont passées, au point de vue mental, comme s’il n’y avait eu que des pensées et des volontés en jeu. Ce sont là des fictions analogues à celles de l’algèbre, qui se jouent autour des choses. On pourrait imaginer aussi que les guerres de l’empire se sont passées comme s’il n’y avait eu que des phénomènes lumineux, images de batailles, etc., sans phénomènes sonores, ou sans phénomènes de contacts. Ces abstractions hypothétiques sont permises pourvu qu’on les prenne pour ce qu’elles sont ; mais la doctrine que nous combattons, c’est celle qui dit : tout se serait passé réellement dans le monde de la même manière, s’il n’y avait pas eu de volonté ou de pensée, et la pensée est un épiphénomène tardif, un éclairage de luxe. Cette doctrine, en effet, n’est plus une fiction de mécanique abstraite, elle est une théorie philosophique, métaphysique et selon laquelle le mental ne serait vraiment qu’un accident de surface ou un aspect additionnel du physique, ce dernier étant seul réel. A notre avis, au contraire, c’est l’appétition qui est la réalité