Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/432

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

laquelle il avait pu compter comme tant d’autres. Ce n’était pas du côté du duc d’Orléans qu’il regardait. Le prince l’avait deviné lorsqu’il adressa à M. de La Marck cette question pénétrante : « Quand Mirabeau servira-t-il la cour ? » Telle est, en effet, la visée principale de Mirabeau, l’ambition dont il est possédé depuis son élection aux états-généraux. Pour le juger avec équité, entrons ici impartialement dans le fond de sa pensée. Il attendait à coup sûr de la cour une situation considérable, une rémunération éclatante de ses services. Mais il ne la demandait pas aux dépens de sa conscience. La cause qu’il entendait servir était celle même que lui indiquait sa raison, celle à laquelle il était resté fidèle malgré d’apparentes infidélités, l’accord du roi et de la nation. Si depuis quelque temps il avait penché du côté du peuple, c’est qu’il avait besoin de rester populaire. Qu’aurait-il pu offrir à la royauté s’il avait partagé l’impopularité de ses conseillers ordinaires ? Au prix de quelques sacrifices il ménageait la seule force qui pût lui permettre de traiter avec la cour, la seule aussi dont il pût se servir pour défendre la royauté lorsque arriverait le jour des grandes épreuves. Son admirable sagacité lui faisait pressentir les périls immédiats. S’il s’irritait de l’éloignement où on le tenait, ce n’est pas seulement parce que son intérêt en souffrait ; il craignait qu’on ne l’appelât trop tard au secours de la monarchie.

« Que pensent ces gens-là ? disait-il à M. de La Marck. Ne voient-ils pas les abîmes qui se creusent sous leurs pas ? — Tout est perdu, s’écriait-il une autre fois avec un instinct prophétique, tout est perdu ; le roi et la reine y périront et, vous le verrez, la populace battra leurs cadavres. — Oui, répétait-il avec énergie, on battra leurs cadavres ; vous ne comprenez pas assez les dangers de leur position ; il faudrait pourtant les leur faire connaître. » Le moment qu’il avait si longtemps attendu pour le salut de la royauté aussi bien que pour sa propre fortune arriva enfin. Nous verrons prochainement comment Mirabeau entra en relations avec des adversaires dont il était moins séparé que ceux-ci ne le croyaient eux-mêmes. Ce fut la grande évolution de sa vie politique, l’instant décisif où sa raison, d’accord avec son intérêt, l’emporta sur ses passions, où l’homme d’État, averti et effrayé par les événemens, essaya de calmer les orages que le tribun du peuple avait contribué à déchaîner.


A. MÉZIÈRES.