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l’invasion de son génie. Inépuisable en argumens, incomparable pour adapter sa parole aux circonstances, le plus aimable et le plus impérieux des interlocuteurs, tour à tour tonnant et gracieux, tragédien et comédien, le plus éloquent des sophistes et le plus irrésistible des charmeurs, dès qu’il est face à face avec un homme, il s’empare de lui, le conquiert, le maîtrise[1]. Effectivement, après six jours d’entrevue, ce que de loin il n’avait pas obtenu par la contrainte, il l’obtient sur place par la persuasion, et Pie VII signe le nouveau Concordat, de bonne foi, ne sachant pas lui-même que, devenu libre, entouré de ses cardinaux, informé par eux de la situation politique, il va tout à l’heure sortir de son éblouissement, être ressaisi par sa conscience et par son office, s’accuser publiquement, se repentir humblement, et, au bout de deux mois, rétracter sa signature. — Telle est, à partir de 1812 et 1813, la durée des triomphes de Napoléon et le fruit éphémère de ses plus grandes victoires, militaires ou ecclésiastiques, la Moskowa, Lutzen, Bautzen et Dresde, le Concile de 1811 et le Concordat de 1813. Si prodigieux que soit son génie, si persévérante que soit sa volonté, si heureuses que soient ses attaques, il n’a et ne peut avoir, contre les nations et les Églises, que des succès temporaires ; les grandes forces historiques et morales échappent à ses prises ; il a beau frapper ; leur écrasement les ranime, elles se redressent sous sa main. A l’endroit de l’institution catholique comme à l’endroit des autres puissances, non-seulement son effort demeure vain, mais son œuvre tourne à l’inverse de son objet. Il a voulu subjuguer le pape, et il conduit le pape à l’omnipotence ; il a voulu maintenir et fortifier dans le clergé français l’esprit gallican, et il y fait prévaloir l’esprit ultramontain. Avec une énergie et une ténacité extraordinaires, de toute sa force qui était énorme, par l’application systématique et continue des procédés les plus divers et les plus extrêmes, il a travaillé, pendant quinze ans, à rompre les nœuds de la hiérarchie catholique, à la défaire, et, somme toute, en définitive, il en a redoublé les nœuds, accéléré l’achèvement.


H. TAINE.

  1. D’Haussonville, V, 244. Plus tard, le pape garde le silence sur tous les incidens de son tête-à-tête avec Napoléon. « Il donnait seulement à entendre que l’empereur lui avait parlé avec hauteur et mépris, jusqu’à le traiter d’ignorant en matière ecclésiastique. » — Napoléon est arrivé à lui, les bras ouverts, et l’a embrassé en l’appelant son père. (Thiers, XV, 295.) — Probablement, la meilleure peinture littéraire de ces conversations à huis-clos est la scène imaginée par Alfred de Vigny dans ses Grandeurs et servitudes militaires.