Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/408

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

témoigna, dès le début, une défiance injurieuse. On essaya même de l’exclure, sous prétexte qu’il n’avait pas produit en temps utile ses preuves généalogiques. Il retrouve au contraire dans la bourgeoisie, chez les jeunes gens, parmi les membres du barreau, l’ardente sympathie qui avait accueilli six ans auparavant ses débuts oratoires. Portalis nous le montre tel qu’il parut en public à la procession qui précède l’ouverture des états de la province, encore indécis entre les deux voies à suivre, n’ayant pas dit son dernier mot, mais tenant à montrer tout de suite par son attitude indépendante qu’il faudra compter avec lui. « Il marchait en quelque sorte entre la noblesse et le tiers-état, et le dernier de l’ordre de la noblesse… Son œil perçant et scrutateur parcourait la foule des spectateurs, et semblait interroger la multitude de son regard provocant. Il portait la tête haute et renversée en arrière. Il appuyait la main droite sur le pommeau de son épée, et tenait sous son bras gauche un chapeau à plumet blanc. Son épaisse chevelure, relevée et crespée sur son large front, se terminait en partie à la hauteur des oreilles, en épaisses boucles. Le reste, rassemblé derrière sa tête, était enroulé dans une large bourse de taffetas noir, qui flottait sur ses épaules. Sa laideur avait quelque chose d’imposant. » Quelques jours plus tard, son parti est pris. Il n’y a rien à attendre de l’esprit étroit et des préjugés de la noblesse provençale. Il se tourne alors vers le tiers-état, dont il appuie énergiquement les vœux. La noblesse demande qu’on nomme par ordre les députés aux états-généraux. Il insiste pour qu’on les nomme, au contraire, dans une assemblée des trois ordres. Il a calculé ses chances ; il sait, comme il l’écrit à un de ses secrétaires, que ce mode d’élection assurera son succès. Le voilà maintenant engagé dans la bataille. Il la livrera avec la fougue de son tempérament. Déjà le peuple l’acclame et couvre de huées ses adversaires. Que sera-ce lorsque le public connaîtra son second discours, que les commissaires du roi l’ont empêché de prononcer, mais dont personne n’a le droit d’arrêter l’impression ? Comment lire de sang-froid ces pages enflammées qui conviennent si bien au tempérament méridional, qui traduisent avec tant de force les sentimens publics ? Quand il se compare au dernier des Gracques, quand il menace de lancer vers le ciel une poussière d’où naîtra Marius, il évêque les souvenirs toujours vivans de la vieille province romaine, il ressuscite les images des grands ancêtres, il fait passer dans les cœurs un frisson d’enthousiasme. Quand il maudit les ordres privilégiés en leur opposant les souffrances et les droits du peuple, il répond à ce qu’il y a de plus intime dans la conscience populaire.