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sociétés décousues, et il faut tout à coup que je l’avoue parce que cela lui plaît… Puisque des ministres s’intéressent à lui, qu’ils le mettent à même de se relever par quelques services, qu’on en fasse un homme, et alors je pourrai le voir comme homme public. »

Après cette première explosion de colère, le marquis se radoucit, mais en faisant toutes ses réserves. Il ne veut rien savoir ni des plans ni des projets de son fils ; il ne le recevra pas à Argenteuil, où il est allé pour chercher le repos, mais seulement à Paris, quand il y sera rentré. Encore les visites de Mirabeau devront-elles être peu fréquentes et annoncées à l’avance. « Ce que je redoute, écrit le marquis, c’est la facilité de ce drôle-là pour entrer en conversation et se mettre à son aise. »

Au fond, Mirabeau n’en demandait pas davantage. Saisissant l’occasion qui s’offre à lui, il essaye de rentrer tout à fait en grâce par un coup de maître. Après avoir joué un rôle et tenu une place importante parmi les économistes de l’école physiocratique, le marquis vieillissait un peu oublié, quelquefois même ridiculisé par les générations nouvelles. Son fils lui procure une jouissance devenue rare en lui dédiant, dans les termes les plus respectueux et les plus flatteurs, le grand ouvrage qu’il publie sur la monarchie prussienne. Cette fois, la glace est rompue. Si le cœur résiste encore, l’amour-propre, satisfait, ne résiste plus. Le père lit avec attention, presque avec émotion, l’œuvre considérable du fils. Il y trouve assurément matière à critique. Les idées antireligieuses qui y sont exprimées blessent ses sentimens ; mais il est confondu de l’immensité du labeur et admire en connaisseur la force de la pensée et la hauteur des vues. Au moment où il vient de terminer sa lecture, il appelle son fils : « Un centaure de travail, ne fût-il que collecteur, compilateur, éditeur ; l’homme le plus rare de son siècle, et peut-être un des plus rares que la nature ait produits, si la directité dans les vues lui eût été en même temps accordée. »

Il avait suivi du reste avec un singulier mélange de sévérité et d’orgueil la carrière grandissante de l’héritier de son nom. Quoique ce caractère lui fût odieux, il a peut-être deviné mieux que personne la puissance du talent et pressenti avant tout le monde les hautes destinées qui attendaient son fils. Hors d’état de se présenter lui-même aux électeurs de Provence, à cause de son âge et de ses infirmités, le marquis de Mirabeau n’était pas fâché que le nom dont il était si fier fût remis en lumière par un des siens. Cette idée lui plaisait d’autant plus que le comte s’effaçait modestement devant lui et ne voulait être candidat qu’à défaut de son père. L’orgueil de caste et de race qui avait inspiré toutes les actions du marquis trouvait son compte dans cette candidature.