Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/371

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mon arrivée pour explorer l’Apchéron. MM. Zovianof frères, dont la manufacture à Batoum fabrique plus de 4,000 caisses par jour, avaient gracieusement mis à ma disposition un phaéton ; de plus, ils m’avaient donné deux compagnons de voyage : l’un pour me guider, l’autre pour nous défendre au besoin dans la partie nocturne du voyage.

Quand il fait beau, que la chaleur est supportable et le vent suffisamment doux, le voyage est assez agréable, même pour l’Européen habitué à la verdure et aux paysages gais. Là, en effet, le sol est uniformément gris ou blanc, moitié sable et moitié sel ; à l’horizon, les cheminées d’usine disparaissent peu à peu ; sur la route, de loin en loin, sont disséminés quelques villages persans, Meschedi-Egna, Khiyla, dont les tapis sont justement célèbres dans tout l’Orient, et quelques autres encore, où survivent toutes les habitudes et les traditions du Khorassan ; les femmes travaillent, les hommes ne font rien et laissent aux Tartares l’ouvrage des raffineries, pour bavarder toute la sainte journée ou pour écouter ces vieux contes dont nous avons des échantillons dans les Mille et une nuits.

Par le plus malaisé des chemins, tour à tour rocailleux et sablonneux, tantôt d’une sécheresse désolante, tantôt imprégné de naphte et de pétrole, nous arrivons dans la fameuse plaine du Feu (Atechga) ou de Sourakhané ; aussi stérile que le reste de la région, elle a pour elle les immortels souvenirs du mazdéisme, et ses sources de pétrole, et ses flammes naturelles, à la fois si belles au milieu des ombres de la nuit et si utiles à l’exploitation des richesses du sol. Aujourd’hui encore, le seul spectacle des « fours à chaux, » pendant la nuit, fait éprouver au voyageur une émotion profonde : qu’on essaie donc de se représenter l’enthousiasme religieux des premiers colons du Caucase, leur admiration, leur frayeur, leur sublime acte de foi en la toute-puissance de l’Être suprême, qu’ils adoraient dans ces grandioses manifestations de son existence ! Si le chimiste moderne s’extasie, quelles n’étaient pas la vénération et la terreur des contemporains d’Homère ! Aussi le temple du Feu s’éleva-t-il dans cette plaine où vinrent en foule, pendant des siècles et des siècles, les sectateurs de Zoroastre. Hélas ! que diraient-ils de nos jours en voyant les flammes sacrées employées à l’éclairage d’une usine à pétrole, et leur temple, trois fois saint, dissimulé et enfermé dans l’enceinte même de l’usine ?

Jusqu’ici, du moins, la distillerie de Kokerof n’avait pas empiété sur les murs du temple ; mais, tout petit qu’est le sanctuaire, on l’a trouvé gênant, et la démolition en est décidée ; peut-être, à cette heure, le projet est-il exécuté. Lorsqu’il me fut permis de