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démolie ou dégradée[1] ? Alors même qu’un meeting a été convoqué, comment s’assurer que son vote est l’expression de la volonté générale ? Ceux qui l’ont convoqué n’y ont sans doute appelé que leurs amis. Ne sait-on pas que, dans les périodes électorales, deux ou trois meetings se tiennent à la même heure, sur deux ou trois places publiques de la même ville, et votent des résolutions opposées ? On a fait ressortir, dans l’affaire de la Nouvelle-Orléans, que Parkerson, principal meneur, était le leader de l’Association des jeunes démocrates et que, après avoir rompu avec l’ancien parti démocratique (the regular démocratie party), il avait obtenu à la Nouvelle-Orléans la plus belle majorité dont on eût gardé le souvenir. Je ne reconnaîtrais pas même à la majorité, pour mon compte, le droit de se révolter pendant une heure contre des lois faites en vue d’un intérêt permanent, général, et d’en suspendre l’application, surtout pour mettre à mort des accusés qui n’avaient été ni jugés ni défendus. Mais il se peut, c’est bien autrement grave ! que le projet d’exécution sommaire soit l’œuvre de la minorité. Dans ce cas, c’est, à quelque point de vue qu’on se place, une faction qui bouleverse le cours de la justice et marche à l’assaut des lois. Une minorité factieuse asservissant et terrorisant la majorité, c’est la négation même de l’idée démocratique, c’est l’usurpation d’une oligarchie.

Nul ne convaincra, d’ailleurs, les parens ou les amis des gens exécutés sans forme de procès qu’on ait jugé ceux-ci pour tout de bon, et ni les meetings ni les journaux, ni même le verdict de non-lieu rendu par un grand jury qui ose se prévaloir de « l’opinion publique » et de « l’élan populaire, » ne leur persuaderont d’assimiler l’œuvre de la force à l’œuvre de la justice. Les vaincus gardent, en général, l’espoir d’une revanche, et la vengeance privée provoque une autre vengeance. Clodius et Milon se rencontreront au premier carrefour, et le plus vaillant ou le plus heureux couchera sur le champ de bataille. Comment n’être pas tenté d’opposer une ligue défensive à la ligue des lynchers ? Un parti peut bien s’effacer devant la puissance publique agissant au nom des intérêts généraux, mais disputera, les armes à la main, ses chefs ou ses soldats au parti rival. Aujourd’hui, les blancs se concertent pour pendre un nègre ; demain, les nègres s’entendront pour assommer un blanc. Bel idéal ! L’histoire du mining-camp[2] de Bloody-Gulch est particulièrement instructive. Un soldat du fort voisin avait envoyé deux balles de revolver au médecin du camp et

  1. Cf. sur la peur qu’a le shérif de voir sa prison neuve démolie par les lynchers, de Mandat-Grancey, la Brèche aux buffles, p. 275.
  2. Agglomération de baraques en bois et de tentes où logent des mineurs. (Voir de Mandat-Grancey, la Brèche aux buffles, p. 211).