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romain ; pour cela, jugeons toujours Rome avec l’optimisme de l’affection… Chaque nouvelle définition dogmatique produit ses bienfaits : celle de l’Immaculée-Conception nous a donné Lourdes et ses merveilles vraiment œcuméniques. » — Rien de tout cela n’est de trop, et, devant les exigences des temps modernes, tout cela suffit à peine ; depuis que le monde est devenu incrédule, indifférent ou tout au moins laïque, il faut au prêtre les deux idées intenses et maîtresses qui soutiennent un militaire à l’étranger, parmi des insurgés ou des barbares : l’une est la conviction qu’il est d’une espèce et d’une essence à part, infiniment supérieur au vulgaire, l’autre est la pensée qu’il appartient à son drapeau, à ses chefs, surtout à son général en chef, qu’il s’est donné tout entier, pour obéir à l’instant, à tout commandement, sans examen ni doute. Aussi bien, dans cette paroisse où le curé permanent était jadis, surtout à la campagne[1], le gouverneur légal et populaire de toutes les âmes, son successeur, le desservant amovible, n’est qu’un garnisaire en résidence, un factionnaire dans sa guérite, à l’entrée d’un chemin que le gros public ne fréquente plus. De temps en temps il crie holà ! Mais on ne l’écoute guère ; sur dix hommes, neuf passent à distance, par la nouvelle route plus commode et plus large ; ils le saluent de loin ou l’ignorent ; quelques-uns même sont malveillans ; ils l’épient ou le dénoncent aux autorités ecclésiastiques ou laïques desquelles il dépend. On veut qu’il fasse observer et qu’il ne lasse pas haïr sa consigne, qu’il soit zélé et ne soit pas importun, qu’il agisse et s’efface : le plus souvent il y parvient, grâce à la préparation qu’on a décrite, et, dans sa guérite rurale, patient, résigné, attentif au mot d’ordre, il fait correctement sa faction solitaire et monotone, une faction qui, depuis quinze ans, est troublée, inquiète, et devient singulièrement difficile.


H. TAINE.

  1. Le clergé français en 1890 (par un ecclésiastique anonyme), p. 72. (Sur les petites paroisses.) « La tâche du curé y est ingrate, s’il a du zèle, trop aisée, s’il n’en a point. Il est, dans tous les cas, un homme isolé, sans ressources d’aucune sorte, tenté par tous les démons de la solitude et du désœuvrement. » — Ibid., 92. « Dans les classes populaires, comme parmi les gens qui pensent, notre autorité est tenue en échec ; l’esprit humain est aujourd’hui pleinement émancipé et la société sécularisée. » Ibid., 15. « L’indifférence ne semble s’être retirée des sommets de la nation que pour en pénétrer les couches inférieures… En France, on estime d’autant plus le prêtre qu’on le voit moins ; s’effacer, disparaître, c’est ce qu’on lui demande avant tout et le plus souvent, Le clergé et la nation vivent à côté l’un de l’autre, se touchant à peine par certains actes de la vie et ne se pénétrant pas du tout. »