Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/212

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grâces du puissant chef arabe ; je lui ai tout simplement proposé une affaire ; en bon commerçant et après discussion, il l’a acceptée, et il a eu à cœur de remplir ses engagemens jusqu’au bout. »

Leurs impressions personnelles, le souvenir du bien et du mal qu’on leur a fait influent beaucoup sur l’idée que les voyageurs se font des sultans. Les services que M. Trivier a reçus de Tippo-Tib l’ont rendu peut-être trop indulgent pour les procédés des Arabes. D’autre part, les humiliations qu’il avait subies à Nyangoué ont sûrement prédisposé M. de Wissmann à regarder les musulmans comme la peste de l’Afrique. Il leur en veut beaucoup, et malheureusement quelques-uns de ses griefs ne sont que trop fondés. Il reconnaît que Tippo-Tib, en sa qualité d’homme intelligent, qui a des vues, est moins brutal dans ses façons d’agir, moins féroce dans ses exécutions que les esclaves dont il fait ses gouverneurs et auxquels il confie le commandement de ses soldats. Ces gouverneurs de bas lignage sont une race détestable. Leur office est de lever des tributs sur les populations qui reconnaissent la suzeraineté des Arabes, d’y prendre des hommes pour les incorporer à leurs troupes et de châtier toute peuplade qui guerroie contre ses voisins sans leur permission. Ils choisissent parmi leurs esclaves ou les hommes de la côte des préfets, qu’ils placent auprès des grands chefs, et ces préfets, à leur tour, installent dans chaque village des sous-préfets qui leur servent d’espions.

Un éléphant est-il tué, une défense appartient à Tippo-Tib, l’autre lui doit être vendue, et c’est Tippo-Tib qui fixe le prix. La perception des impôts est un système de pillage arbitraire. Grands et petits employés, chacun demande ce qu’il veut, et du haut en bas de la hiérarchie on prend, on escroque, on pressure, on extorque. Comment se fait-il que les indigènes n’émigrent pas, que certains districts ne soient pas entièrement dépeuplés ? L’Arabe est avisé, il a de la politique : il a soin d’octroyer un régime de faveur à quelques chefs influens, de leur laisser un certain pouvoir, de se les attacher par des cadeaux, et ses amis deviennent les ennemis les plus acharnés de ses victimes.

L’Arabe aspire à accaparer tout le commerce de l’ivoire ; mais à mesure que se répand l’usage des armes à feu, l’éléphant devient plus rare, et c’est désormais dans le trafic des esclaves que se font les gros bénéfices. La loi musulmane interdit de réduire en servitude un croyant ; aussi les Arabes du Manyéma sont des convertisseurs peu zélés : le jour où toute l’Afrique saurait lire le Coran, l’abolitionnisme aurait gagné sa cause, et les musulmans auraient tari par leur propagande la source de leurs revenus. Le plus souvent, les Arabes ne razzient pas eux-mêmes ; ils se servent d’intermédiaires, et ils achètent. Ils choisissent pour fournisseur le chef de quelque peuplade indigène, pillarde et féroce, et c’est le noir qui livre ses frères noirs à l’étranger.

Sur la côte occidentale du lac Nyassa se trouvent deux grands