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Or, un grave incident s’était passé tout récemment. Les Arabes du sultan Tippo-Tib, sous la conduite d’un de ses neveux, avaient fait une incursion à main armée dans l’état du Congo. Ils avaient pris d’assaut la station belge des Falls de Stanley ; un blanc s’était fait tuer, trois s’étaient enfuis, et les bâtimens avaient été incendiés. Comme on craignait des représailles, Tippo-Tib avait envoyé aux Falls plusieurs centaines de ses guerriers pour y attendre de pied ferme les blancs, lesquels, n’étant pas en force, n’avaient point paru. C’étaient là de fâcheuses nouvelles. M. de Wissmann arrivait avec le drapeau congolais, que les Arabes venaient d’insulter impunément. Dans l’état déplorable où se trouvait sa caravane, il ne pouvait songer à livrer bataille : pas un de ses Baschilanges n’aurait revu sa patrie.

Pour surcroît de malheur, Tippo-Tib, qu’il connaissait de vieille date, était alors à la côte. Son représentant à Nyangoué était son fils Zefu. Ce prince, au teint et au cœur noirs, abusa de ses avantages : « On nous soumit à un interrogatoire en règle. Ces demi-sauvages trouvaient nos réponses bizarres et nous riaient bruyamment au nez. On lit venir mon serviteur sankurru et, en notre présence, on lui demanda si nos déclarations étaient des vérités ou des mensonges, procédé grossier, provocant, insolite, pour qui connaît la cérémonieuse politesse habituelle aux Arabes. Quoi qu’il m’en coûtât, je m’enveloppai dans un calme d’airain, et nos juges d’instruction baissèrent peu à peu le ton. Mais révoltante fut l’insolence de Zefu. Il se donna le plaisir de nous raconter l’affaire des Falls et de déclarer que nous autres Européens n’étions que des femmes. »

M. de Wissmann reconnut bientôt qu’on était résolu à l’empêcher de rejoindre le gros de sa troupe. La seule concession que le noir Zefu consentit à lui faire fut d’autoriser le lieutenant belge Le Marinel à ramener les Baschilanges dans leur pays. Ils endurèrent, pendant leur retraite, d’indicibles souffrances. Le lieutenant écrivait, dans un rapport daté du 10 mai 1887 : « Je me tais sur la longue liste des victimes, elle est énorme. » Quant à M. de Wissmann, il lui fut enjoint de se diriger vers le rivage de l’Océan-Indien, et il se décida à gagner le Zambèze et Quilimane, en passant par les lacs Tanganyka et Nyassa et en descendant le cours du Chirè. Il partit, accompagné seulement de dix porteurs d’Angola et de vingt esclaves qu’il avait achetés aux Balubas et qui, nous dit-il, ne voulurent pas se séparer de lui. Ce fut lui qui, peu après, se sépara de ses compagnons : « Mes Balubas, en arrivant au lac Tanganyka, se trouvèrent, pour la plupart, incapables d’aller plus loin. J’aurais pu en emmener quelques-uns, mais je me fis une conscience de les séparer de leurs frères. Je les laissai dans l’île de Kavala, sous la garde de la mission anglaise. Ils y étaient en sûreté contre toute violence de la part des Arabes, et il ne tenait qu’à eux de gagner leur vie en travaillant pour les missionnaires. J’achetai pour