Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/202

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

supprimer peu à peu tout ce qui fait l’originalité du judaïsme, c’est le réduire insensiblement à n’être plus qu’un nom ou une ombre.

L’historien allemand des juifs, le docteur Grætz, a raison[1]. Le judaïsme ne peut laisser trancher toutes ses racines palestiniennes, car c’est d’elles que lui vient sa sève. Les synagogues réformées qui éliminent du culte tout ce qui est proprement hébraïque risquent fort de n’être que des étapes sur la route du christianisme, ou sur la pente banale de la libre pensée. On l’a bien vu, à la fin du XVIIIe siècle, dans le « cercle éclairé » de Berlin, parmi les héritiers de Moïse Mendelssohn et les admirateurs de la belle Henriette Herz.

Nous avons signalé le péril que font courir au judaïsme l’esprit moderne et cette civilisation qui lui a ouvert le monde en l’affranchissant[2]. Voici, pour lui, un autre danger, non moindre peut-être. Pour se plier à notre culture occidentale, il lui faut se « moderniser ; » pour s’adapter à la vie nationale des peuples contemporains, il lui faut se dénationaliser ; et, pour l’un comme pour l’autre, il lui faut se « dérabbiniser, » simplifier ses rites, abroger la plupart de ses observances. Mais, en même temps, en se modernisant, en se dénationalisant, en renonçant à ses pratiques rituelles, il risque de se déjudaïser, partant, de se désagréger. Il quitte ses enveloppes protectrices ; il abandonne l’abri de la haie talmudique ; il se dépouille de ce qui l’a fait vivre et l’a fait durer. La Synagogue a reposé, durant les siècles, sur la forte colonne de la Loi ; abroger la Loi, ou la laisser tomber en désuétude, n’est-ce pas ébranler le fondement de la Synagogue ? Rarement, l’histoire religieuse a présenté pareil problème. Bien téméraire cependant qui le dirait insoluble. Les religions ont un art à elles de passer à travers les antinomies ; elles possèdent un instinct merveilleux de s’adapter aux lieux et aux temps. Le judaïsme, en particulier, est déjà sorti, sans y succomber, de deux ou trois crises qui semblaient lui devoir être mortelles. Il a une vitalité étrange ; il en adonné tant de preuves qu’il serait en droit de nous en vouloir de paraître inquiet de son sort. Nous avons des traditions ou des légendes qui disent que le judaïsme durera jusqu’à la fin du monde ; elles peuvent bien avoir raison. Après tout, qu’Israël fasse, ou non, un nouveau bail avec les siècles, c’est son affaire. Ce que nous savons, c’est que, dût-il y périr, il sera contraint de se dénationaliser et de se dérabbiniser. Et n’est-ce point ce qu’il fait, sous nos yeux, de l’Occident à l’Orient, ici plus vite, là-bas plus lentement ? Les

  1. Grætz, Geschichte der Juden, t. XI, p. 170 et suiv.
  2. Voyez la Revue du 15 février, p. 810, 811.