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c’est-à-dire l’abrogation de la loi. En d’autres termes, pour devenir universel, il faudrait en quelque sorte que le judaïsme commençât par se supprimer lui-même. Sa victoire ne peut être achetée qu’au prix du suicide.

Cela n’est pas fait pour effrayer les israélites, à demi déjudaïsés, dont les rêves messianiques se bornent à de vagues espérances humanitaires. Il n’en est pas de même des fervens de la synagogue, de ceux qui ont gardé la foi d’Israël et l’amour de sa loi. Ceux-là ne se soucient point de voir la loi se dissoudre en morale de manuel d’enseignement civique, et l’essence de la Thora se volatiliser en vide déisme, ou en humanitarisme plus décevant encore. Ils veulent que la religion d’Israël demeure un culte positif, une religion vivante. Ils consentent à laisser élaguer les observances et ébrancher le rituel, mais à condition de ne pas toucher au tronc ou à la souche du vieil arbre. Ils tiennent aux coutumes léguées par leurs pères, et ils appréhendent de rompre avec la tradition, car ils sentent que le judaïsme a ses racines dans la tradition, et qu’il ne les peut couper sans se flétrir.

C’est que, en effet, le judaïsme n’est pas une confession ou une église comme une autre ; c’est moins une foi, un dogme révélé de Dieu qu’un culte, une loi, un ensemble de rites et de pratiques hérités des ancêtres et vénérés comme tels. Chez lui, le culte et le rituel ne sont pas seulement les formes de la religion, ils sont, en quelque façon, la religion même ; leur importance ou leur valeur, aux yeux des croyans, vient moins des dogmes qu’ils symbolisent, que des ancêtres qui les ont transmis, de génération en génération, comme un legs de famille. Pour nombre de juifs, c’est là, aujourd’hui, la principale raison de durée du judaïsme. Ils y tiennent, comme à une tradition héréditaire. Par là, s’explique leur peu de goût pour le prosélytisme. Leur religion est en quelque sorte le culte domestique de la maison de Jacob : à quoi bon en imposer les observances à qui n’est pas de la maison d’Israël ? Pour le juif, les pratiques cérémonielles ne sont pas seulement le sceau de l’alliance d’Israël avec Jéhovah ; elles sont un signe de ralliement du juif avec le juif. Les rites constituent le lien d’unité ; ils forment la chaîne qui relie l’israélite à l’israélite. Repousser, comme certains juifs réformés d’Allemagne ou d’Angleterre, tout ce qui, dans le judaïsme, n’a pas un caractère exclusivement religieux, tout ce qui rappelle ses origines nationales ; effacer le nom de Sion et le souvenir de Jérusalem, abolir la circoncision ou les prescriptions sur la nourriture, remplacer le sabbat par le dimanche, substituer, dans le chant des psaumes, la langue vulgaire à l’hébreu, ce n’est pas seulement relâcher le lien d’unité, desserrer les nœuds qui rattachent le juif à ses frères, en même temps qu’à ses pères ; c’est