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Comme autrefois, à Stamboul, pour devenir Turc, il fallait « prendre le turban, » veut-on être tenu pour Russe, il faut passer par les cuves orthodoxes.


II

Pour nous, Occidentaux d’Europe ou d’Amérique, ce point de vue oriental est manifestement suranné. Je m’imagine qu’il en sera bientôt de même de l’opinion qui fait dépendre la nationalité, non plus de la religion, mais de la race. J’entends dire que, toute nation ayant pour base l’unité de race, les juifs, qui sont une race à part, ne peuvent faire partie d’aucune nation. En sommes-nous bien sûrs ? A parler franc, l’Allemand qui veut faire reposer la nationalité sur l’unité de race me paraît non moins arriéré que le Russe qui la fait dépendre de l’unité de religion. Pour avoir un aspect scientifique et un air moderne, cette confusion de la nationalité et de la race n’en appartient pas moins au passé, et à un passé lointain. C’est encore là une notion archaïque ; et c’est encore là une notion orientale. Elle n’est, du moins, applicable qu’à l’Orient, là où, depuis des siècles, vivent côte à côte, sans se mêler, des communautés séparées par de hautes barrières religieuses ; où chaque tribu, chaque groupe national, demeure à l’écart des autres, enclos et cloîtré dans son église et dans son rituel. On est ainsi ramené, par un détour, à l’identification de la nationalité et de la religion, car, entre des peuples voisins, la religion seule peut interposer des cloisons étanches. Pour préserver la pureté d’une race, il ne faut rien moins que d’épaisses murailles de rites ; et encore, en Orient même, pour peu que l’on remonte un peu haut, on trouve que les groupes ethniques les mieux clos, à commencer par Israël, sont loin d’avoir toujours échappé à tout mélange. Si elle a fermé la porte des antiques communautés nationales du Levant, la religion avait gardé une clé pour les ouvrir, le prosélytisme. Les juifs eux-mêmes nous en fourniront tout à l’heure la preuve.

Quant aux peuples modernes de l’Europe ou de l’Amérique, quel est celui dont la nationalité est fondée sur l’unité de race ? Est-ce l’Angleterre avec son amalgame de Bretons, de Saxons, de Danois, de Normands ? Est-ce la France avec ses Kymris, ses Gaulois, ses Ibères, ses Germains, ses Latins ? Est-ce l’Allemagne, où le Teuton est si fortement croisé de Celtes à l’Orient, de Slaves à l’Est, qu’en mainte contrée de l’Allemagne la majorité des Allemands a perdu les yeux bleus et les cheveux blonds des vieux Germains ? Est-ce la Russie, l’ancienne Moscovie, avec son conglomérat de Scythes et de Sarmates, de Slaves, de Tatars, de Finnois, aujourd’hui encore à peine russifiés ? Seraient-ce les États-Unis d’Amérique, qui, depuis