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N’entendait-on pas, vers la même heure, opposer l’un à l’autre, comme deux ennemis éternels, le germanisme et le « romanisme, » le nouveau trône impérial et l’antique chaire papale ? Le fier Germain, qui repoussait le joug de Rome, pouvait-il accepter la domination de Jérusalem ? Par ce côté, l’antisémitisme allemand se présente comme le pendant, et non plus comme la contre-partie de l’anticléricalisme et du Kulturkampf[1]. Nés, tous deux, de l’orgueil teutonique, il est naturel qu’ils soient venus au jour en même temps. C’étaient deux frères ennemis, on pourrait dire deux frères jumeaux qui, de même qu’Ésaü et Jacob, luttaient dans le sein de leur mère.

Plus rien que d’allemand en Allemagne ; telle semblait, durant les premières années, la devise du nouvel empire. Du sol de la patrie refaite, il fallait arracher tout plant étranger. L’Allemagne semblait se livrer à une sorte d’épuration nationale. Assez longtemps les Allemands avaient servi sous des maîtres étrangers ; ils aspiraient à s’émanciper de tout servage politique, intellectuel, économique, — français, romain ou juif. Notre âge a le goût des savantes formules ; l’Allemand surtout aime à revêtir ses haines d’un vernis scientifique. Aux fils d’Israël, les conquérans de l’Alsace-Lorraine appliquèrent leurs modernes théories sur les races et les nationalités. Ils s’avisèrent que, non content de n’être pas de sang teutonique, le juif n’était même pas de souche aryenne, ou, comme dit Berlin, de souche indo-germanique. C’était un « Asiate, » un « sémite, » frère de l’Arabe et cousin du Carthaginois ; à ce titre il n’y avait pas de place pour lui, sous les ailes gothiques de l’aigle des Hohenzollern. Bien plus, sa présence au milieu des Germains était une menace pour le génie allemand, un danger pour la deutsche cultur, mère et nourrice de la civilisation moderne[2]

Et le cri d’alarme de l’Allemagne du prince Bismarck s’est répercuté autour d’elle, avec la résonnance que donnent à la voix des peuples les clairons de la victoire. L’appel parti de Berlin trouva de l’écho sur toutes les frontières de l’Allemagne. Le sentiment national n’était ni moins puissant, ni guère moins jaloux chez ses voisins ; à l’est comme à l’ouest, les passions tudesques l’avaient encore irrité. De même qu’en Allemagne, le juif dut s’entendre dénoncer comme un intrus de race ennemie. Ainsi en Autriche-Hongrie, où les Allemands de Vienne n’ont fait que suivre l’exemple de leurs congénères de Berlin ; ainsi en Russie ; ainsi

  1. Voyez la Revue du 15 février, p. 797-798.
  2. Cette idée a été exprimée dans des milliers de journaux et des centaines de brochures. Je citerai particulièrement W. Marr, Sieg des Judenthums über das Germanenthum vom nicht confessionnellen Standpunkt aus betrachtet ; Berne, Costenoble, 1879.