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davantage qu’on ne les estime. À quelque degré qu’elles appartiennent, c’est toujours une triste expression de honte résignée qui se lit dans leurs pauvres yeux.

Une statistique récente a établi que le nombre des prostituées nées à Berlin augmentait d’année en année. Il est connu, d’autre part, que le nombre des divorces croît dans une proportion énorme, et c’est un sujet dont prédicateurs et moralistes se montrent de plus en plus alarmés. Évidemment, la vie de famille achève de se désorganiser : la civilisation berlinoise ne pouvait manquer d’aboutir à ce résultat.

Qu’on imagine, par exemple, l’éducation des jeunes filles. Dès le premier âge, les parens ne s’en occupent guère : ils ont trop d’enfans ; et, en attendant qu’ils s’amusent le soir dans les brasseries, ils ont trop à faire tout le long du jour. Les filles vont à l’école, puis à l’atelier ou au magasin : mais au dehors, comme chez elles, elles n’apprennent qu’une chose, le désir, le respect de l’amour. C’est d’amour qu’il est question dans les poèmes qu’on leur apprend, dans les images qu’on leur montre, dans les chansons qu’on leur fait chanter. Les bonbons sont enveloppés de papiers de couleurs tendres, sur lesquels il est écrit en vers de mirliton que « de s’oublier dans l’amour, cela réjouit Dieu et ses chers petits anges. » Rien n’est changé à ce point de vue depuis le temps de Mme de Staël. L’amour continue à être en Allemagne « une religion, mais une religion poétique qui tolère trop volontiers tout ce que la sensibilité peut excuser. » Ainsi, un vague besoin d’amour se développe dans ces faibles âmes, et ni au dehors ni au dedans, aucune voix ne s’élève pour le réprimer. Comme le dit encore Mme de Staël, « l’Allemande ne voit ni ne juge rien avec vérité, et les événemens réels passent devant ses yeux à la façon d’une fantasmagorie. » Passive, ignorante de la vie, abandonnée à elle-même, où trouverait-elle la force de résister longtemps aux tentations ?

Et puis les tentations sont si nombreuses et si pressantes, dans la promiscuité continue des mœurs berlinoises ! Si les parens ont un locataire, c’est la jeune fille qui est chargée de le servir, de balayer sa chambre, de lui apporter le café au lait. Pour peu que le locataire soit jeune, on l’aime, et pour peu qu’il le veuille, on le lui fait voir : on se donne à lui, sans passion, par un désir irréfléchi de tendresse et de protection. La jeune fille se laisse aller à l’amour, docilement ; souvent ensuite la honte ou la peur la poussent à s’enfuir, souvent ses parens la chassent lorsqu’ils la voient perdue.

Celles qui restent à la maison n’ont qu’une idée : se marier, avoir vite le titre de dame et un ménage à elles. C’est aussi