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au vol qu’ils emploient leurs précieuses qualités nationales de discipline et d’obéissance. L’armée du crime est, à Berlin, une armée réelle, avec une organisation toute militaire. Sous ce rapport comme sous celui des pompes à incendie, des postes et des tramways, Berlin deviendra très prochainement la première des villes : il n’y a pas un genre d’escroquerie, européen ou américain, qui n’y soit pratiqué par d’éminens spécialistes, groupés comme il convient pour une action commune.

À défaut de M. Rodenberg, qui a négligé de noter dans ses trois volumes ce côté si curieux des mœurs berlinoises, je trouve, pour me renseigner, des ouvrages spéciaux, notamment un livre de M. Fischer sur ce que traînent les rues de Berlin. La meilleure source de renseignemens, pourtant, c’est la chronique judiciaire et la rubrique des nouvelles locales dans les journaux quotidiens. J’y découvre tous les jours des traits d’escroquerie d’une ingéniosité surprenante, à côté d’autres traits plus banals, mais aussi d’un usage à peu près incessant. Les exemples me seraient faciles, je n’aurais qu’à citer au hasard. Mais quand j’aurai dit que c’est un principe quasi universel, dans le petit commerce berlinois, de faire payer les gens d’après la mine qu’ils ont, ce fait typique me dispensera d’énumérer les innombrables formes secondaires que revêt le vol à Berlin.

Ce qui est plus curieux, c’est que, devant ce nombre croissant des malfaiteurs et la variété croissante de leurs procédés, la justice garde ses habitudes traditionnelles de lenteur et de minutie. On dirait que rien n’est changé depuis le temps où deux domestiques d’Oldenbourg, accusés du meurtre de leur maître, restèrent six ans en prison, donnèrent lieu à plus de six mille feuilles de procédure et finirent par être relâchés sur l’aveu des vrais coupables ; depuis le temps où un menuisier de Rostock passa neuf ans dans les fers, accusé d’avoir empoisonné sa femme, jusqu’à ce qu’on découvrit que le véritable empoisonneur était l’ouvrier qui l’avait dénoncé.

Aujourd’hui encore, j’ai vu juger au Palais de Justice un garçon de brasserie prévenu d’avoir volé un mark à son patron : le malheureux prétendait avoir reçu ce mark en cadeau d’un ancien patron. Trois heures durant, un vieux juge a interrogé, contre-interrogé, des avocats ont déclamé, et au bout de trois heures, on s’est aperçu qu’on avait oublié de mander un témoin essentiel, l’ex-patron qui, au dire de l’accusé, aurait donné le mark. Cet homme demeurait à l’autre bout de la ville. La séance a été suspendue jusqu’à ce qu’on eût le temps de le faire venir.

Les audiences du Palais de Justice ont un beau caractère de