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une grande brasserie voisine du parc Frédéric : je puis y observer un des côtés les plus intéressans des mœurs berlinoises.

Pendant huit jours encore, l’ancienne loi contre les socialistes va rester en vigueur : de sorte que, à cinq heures, personne ne sait s’il plaira à la police d’autoriser la réunion. A six heures, les rues voisines, le parc et la cour de la brasserie se remplissent d’ouvriers, qui marchent gravement par groupes, échangeant à peine quelques mots. Oui, la réunion est autorisée : nous l’apprenons à sept heures en voyant s’ouvrir les portes de la salle. Aussitôt 2,000 ouvriers s’y engouffrent, se placent sans bruit l’un derrière l’autre, si bien qu’une demi-heure après, l’agent de police, debout à la porte, ne laisse plus entrer personne. La réunion ne doit commencer qu’à neuf heures, mais personne ne songe à s’impatienter. On boit, on fume, je n’entends guère que l’on cause. Vers neuf heures, cependant, une discussion s’engage derrière moi. Un ouvrier apostrophe un juif, lui reproche d’être étranger, accuse les juifs en général d’être cause de la misère du peuple. Tout le monde à l’entour paraît approuver l’antisémite, mais on lui laisse tout le poids de la discussion. Soudain, une poussée se fait à travers l’énorme salle ; chacun se retourne vers la porte, ôte sa casquette, acclame un gros homme qui entre d’un air somnolent, les yeux à demi fermés. C’est un député fameux, propriétaire d’une grande usine, millionnaire, et l’un des chefs les plus actifs du socialisme berlinois. Il est juif, mais cela n’empêche pas l’antisémite, mon voisin, ni ceux qui tout à l’heure l’approuvaient, d’acclamer l’illustre ami des prolétaires et de contempler ce capitaliste avec des regards pleins de tendresse.

La séance s’ouvre à dix heures. Un officier de police et un agent s’installent sur la droite de l’estrade : sur la gauche, deux ouvriers, — le président et l’assesseur, — et des journalistes occupés à prendre des notes. L’officier de police somme le président de faire sortir une femme qui s’était faufilée dans l’assistance : on expulse la malheureuse en un tour de main et la parole est donnée au citoyen député.

Le citoyen député, debout sur l’estrade, parle sans s’arrêter pendant deux heures au moins. Il parle d’une voix pâteuse et traînante sur un sujet des plus ardus : l’organisation de la délégation socialiste au prochain congrès de Halle. Après la première demi-heure, je suis las de son flot de paroles, de son numérotage de statuts, de son insistance à développer de mesquines questions de détail ; mais, autour de moi, personne n’est las. Deux mille ouvriers écoutent religieusement sans que s’élève une seule protestation, sans que personne ait l’air de rien désapprouver. De temps à autre,