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sous les marronniers, on déballe des victuailles, on fait venir des chopes de bière blanche. Puis, les hommes vont jouer aux boules, les femmes courent à la cuisine, font bouillir de l’eau, préparent le calé, bavardent, rient aux éclats et jouissent ainsi de la vie, pendant que leurs enfans se bousculent dans la basse-cour sous le regard bienveillant d’une troupe de poules et de pigeons.

L’après-midi s’écoule dans ces distractions innocentes. Le soir vient, et alors tout ce monde, les capitalistes des tonnelles et les prolétaires des brasseries se pressent dans quelqu’un des cafés-concerts des quartiers extérieurs.

Voici l’un de ces endroits, le plus fameux, le Prater berlinois. Moyennant le prix d’entrée de 30 pfennigs (0 fr. 40), on a droit à un spectacle qui dure sept heures, de quatre heures à onze heures, et qui comprend : un mélodrame (rührstück, pièce émouvante), un vaudeville, un ballet, un concert, des exercices d’équilibre et de prestidigitation, souvent aussi l’exhibition d’animaux savans. Pendant l’entr’acte, le public passe dans une salle voisine où il y a un bal. Un maître de plaisirs, en habit, grave et digne, conduit les quadrilles, reçoit des danseurs 5 pfennigs après chaque danse et veille à la moralité des ébats. Cette dernière partie de son office est d’ailleurs une sinécure, car on ne peut rien imaginer de plus décent et de plus familial que ce bal du Prater berlinois. On danse le quadrille, mais posément, lentement. Les mères font danser leurs bébés, les jeunes filles dansent ensemble, pendant que les garçons fument et boivent dans le jardin, ou dansent ensemble de leur côté.

Dès que la cloche annonce la fin de l’entr’acte, la salle de bal se vide. On reprend ses places, le rideau se relève, c’est le mélodrame qui commence. Toutes les tables du vaste jardin sont occupées. Sans s’interrompre de manger et de boire, on s’indigne aux lâchetés du traître, on contemple avec enthousiasme les merveilles du ballet qui suit le mélodrame. A onze heures, le rideau tombe. Et ce bon public de boutiquiers, de petits employés, de contremaîtres, d’ouvriers, tout cela rentre se coucher, heureux d’avoir pu passer hors de chez soi ses heures de liberté.


IV

Lundi.

Depuis trois jours, il y a eu à Berlin trois suicides de jeunes nobles. La Gazette de la Croix publie à ce propos une sorte de manifeste où elle somme la noblesse allemande de mieux élever ses