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façon dont l’exécutent l’orchestre, les chœurs et les acteurs ordinaires. On veut entendre le ténor ou la chanteuse célèbres que la direction engage lorsqu’ils passent à Berlin, et exhibe en moyenne cinq ou six fois. Offrir au public un premier sujet fameux et se rattraper sur le reste du personnel : c’est tout le système du théâtre Kroll, système pratiqué depuis longtemps en Italie, mais nouveau en Allemagne, et dont le succès à Berlin marque bien la révolution qui s’opère ici dans les mœurs du public.

A dix heures, la représentation est expédiée, et l’on sort du théâtre. Je vois à la porte les groupes se former. Les maris se séparent de leurs femmes, marchent en avant avec d’autres hommes. Et, lorsque tout le monde est arrivé à la brasserie où l’on va souper, les hommes s’installent à une table, les femmes à une autre.

Berlin est rempli de ces brasseries où l’on va passer la soirée en famille. Il y en a un nombre énorme ; la plupart occupent de vastes maisons de quatre étages, où l’on mange et boit depuis le rez-de-chaussée jusqu’aux combles. Il y a des tables dans la cour, des tables dans les corridors ; mais il est à peu près certain que, vers dix heures et demie, pas une table n’est libre. Il faut explorer quatre ou cinq de ces maisons pour découvrir un coin où se caser. « A Berlin, bien davantage que dans les autres capitales, dit à ce propos M. de Leixner, la vie de café est devenue une habitude universelle : c’est une véritable maladie, et qui n’épargne aucune des classes de notre société. De plus en plus les femmes s’ennuient de rester seules à la maison et trouvent naturel de passer leurs soirées dans les endroits publics. » Décidément, Berlin est la ville du monde où l’on vit le moins chez soi. Tout s’y passe en public, le besoin d’intimité n’y est point connu.

Il suffirait d’ailleurs, pour s’en convaincre, de jeter les yeux sur les dix pages de supplément que publient les journaux, sur les cinquante pages que publie, certains dimanches, la Gazette de Voss. Chacun y fait part au public de tout ce qui lui arrive. Les fiancés y échangent leurs assurances de fidélité, les maris impatiens de divorcer s’y plaignent de leurs femmes, les pères y décrivent leurs filles et y font appel aux prétendans. C’est la vie de Berlin tout entière, avec ses détails les plus familiers ; elle s’étale aux yeux du public entre le prospectus d’un bazar et la réclame d’un dentiste[1].

  1. On trouvera des spécimens curieux des annonces berlinoises dans les divers ouvrages français sur Berlin et, en particulier, dans un livre fort bien renseigné de M. Neukomm : Berlin tel qu’il est. Mais ce n’est point la naïve rédaction de ces annonces qui importe pour l’intelligence de la vie berlinoise, c’est leur nombre, et leur caractère particulier d’institution sociale universellement établie.