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ne veut pas altérer la croyance de ses peuples ; il respecte les choses spirituelles et veut les dominer sans les toucher, sans s’en mêler ; il veut les faire cadrer à ses vues, à sa politique, mais par l’influence des choses temporelles. » Que l’autorité spirituelle demeure intacte, qu’elle s’exerce dans son domaine spéculatif, c’est-à-dire sur les dogmes, et dans son domaine pratique, à savoir sur les sacremens et le culte ; que, dans ce domaine restreint, elle soit souveraine, Napoléon l’admet ; car tel est le fait. Pour le constater, il suffit d’ouvrir les yeux : à tort ou à raison, dans ce domaine distinct, elle est, par la fidélité persistante et prouvée des fidèles, une souveraine reconnue, obéie, effective, en d’autres termes, une force efficace. On ne l’anéantira point en supposant qu’elle n’est pas ; au contraire, un bon politique l’entretiendra pour se servir d’elle et l’appliquer aux fins civiles. De même, un ingénieur qui rencontre près de son usine une grosse source jaillissante. Il n’entreprend point de la tarir, mais il ne lui permet pas de s’égarer, de se disperser, de se perdre. Il n’entend point qu’elle reste oisive ; tout au rebours, il la recueille, il la canalise, il la dirige, il l’aménage et la fait travailler dans ses ateliers. Dans l’Église catholique, l’autorité qu’il faut capter et utiliser est celle du clergé sur les fidèles et du souverain pontife sur le clergé : « Vous verrez, disait Bonaparte en négociant le Concordat, vous verrez quel parti je saurai tirer des prêtres[1] », et d’abord du pape.


III

« Si le pape n’avait pas existé, dira-t-il encore[2], il aurait fallu le créer pour cette occasion, comme les consuls romains créaient un dictateur pour les circonstances difficiles. » Il n’y avait que lui pour faire le coup d’État ecclésiastique dont le Premier Consul avait besoin pour ériger le chef du gouvernement nouveau en patron de l’Église catholique, pour lui soumettre les prêtres indépendans ou réfractaires, pour couper le lien canonique qui rattachait le clergé français à ses supérieurs exilés et à l’ancien ordre des choses, « pour rompre le dernier fil par lequel les Bourbons communiquaient encore avec le pays. » « Cinquante évêques[3] émigrés et soldés par l’Angleterre conduisent aujourd’hui le clergé français. Il faut détruire cette influence, et l’autorité du pape est nécessaire pour cela : il les destitue ou leur fait donner leur démission. » Si quelques-uns s’obstinent à ne point descendre de

  1. Bourrienne, Mémoires, V, 232.
  2. Notes sur les Quatre concordats de M. de Pradt. (Correspondance de Napoléon Ier, XXX, 638 et 639.)
  3. Thibaudeau, p. 152 (21 prairial an X).