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leurs toilettes. Elles ne savent toujours pas se choisir un chapeau ni s’arranger élégamment les cheveux, ni se bien chausser. N’importe, le progrès est énorme sur les années passées. Je rencontre bien moins de ces toilettes criardes, discordantes, si communes jadis. Le goût féminin, d’année en année, se forme. Les Berlinoises d’aujourd’hui ressemblent à des petites bourgeoises de nos villes de province, habillées à bon marché, sur le dernier patron de Paris, par des couturières locales.

Parmi ces femmes, s’il en est peu qui présentent le type particulier de l’Allemande, blonde et rose avec des yeux bleus, il y en a un assez bon nombre qui sont, je crois, d’une très piquante et très séduisante beauté. À cette heure-ci, surtout, je vois se promener dans l’allée des Tilleuls et dans le Passage Impérial une foule de jeunes filles rentrant du cours, de dames revenant d’une visite, de petites modistes, employées de magasins, etc., dont le délicat visage souriant contraste à ravir avec la lourde tristesse de tout ce qui les entoure. C’est que Berlin est un caravansérail où toutes les races se sont mélangées. Ces jeunes femmes sont des Juives, des Polonaises, des Frisonnes, ou encore des façons de métisses, comme ces brunes aux yeux noirs et aux joues roses qu’on rencontre, le dimanche, à Anvers et à Bruges, dernières fleurs, mais infiniment pures et jolies, poussées du vieux germe espagnol sur la terre flamande.

Une heure : il est temps d’entrer dans un restaurant si je veux y trouver de la place, car, dans cinq minutes, toutes les tables, libres il y a un quart d’heure, seront inabordables. Peu importe, d’ailleurs, le choix du restaurant : dans tous, le dîner comprend les mêmes plats et coûte le même prix. Encore une mode qui, depuis quelques années, s’est répandue à Berlin, la mode des menus ou dîners à prix fixe. Sauf quelques restaurans très anciens, et de jour en jour plus délaissés, toutes ces Restaurations de l’allée des Tilleuls et des rues voisines qui, les années précédentes, étaient comme les Café Anglais et les Bignon de Berlin, ces magnifiques salons qu’on voit du dehors, par les larges baies vitrées, si brillans et si somptueux, ce sont aujourd’hui des endroits où le dîner complet coûte 1 m. 50, 2 marks ou 2 m. 50. La différence des prix de ces trois catégories porte sur la quantité, nullement sur la qualité des plats. Un dîner de 1 m. 50 donne droit juste à la moitié d’un dîner de 2 m. 50 : une soupe, deux plats de viande et un entremets. Les portions sont petites, de plus en plus petites, au dire des Berlinois, qui s’en plaignent dans leurs journaux[1].

  1. L’exiguïté des portions est un des sujets qui fournissent le plus de plaisanteries aux nombreux journaux comiques de Berlin, journaux qui d’ailleurs sont pour la plupart les supplémens hebdomadaires de feuilles financières. Toute l’Allemagne a même fini par s’amuser de ces plaisanteries qui pourtant n’ont pas de fondement en dehors de Berlin. Dans un dessin des Fliegende Blätter, le client fait mine de prendre la portion qu’on lui apporte comme un spécimen de la viande qu’on peut lui servir, et rend le plat au garçon en lui disant. : « Oui, une tranche de cette viande-là. »