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je n’ai eu encore en vérité ni le loisir ni le moyen d’observer ; mais je crois avoir assez vu les élémens qui importent à mon but, les singularités de Berlin, ce qu’il y a ici de spécial et de capable d*agir au dehors.


II

Samedi.

Voici d’abord la chambre où je demeure. Elle est au troisième étage de la Markgrafenstrasse, une de ces longues et droites rues en carré qui forment, des deux côtés de l’avenue des Tilleuls, une façon de Cité centrale. C’est une chambre assez vaste, avec deux fenêtres sur la rue. L’architecte a fait de son mieux pour lui donner une apparence somptueuse : il a multiplié les ornemens, peint à fresque le plafond et collé un peu partout des baguettes dorées. Les meubles sont la propriété de l’excellente femme qui me loue cette chambre. Elle aussi a choisi des meubles somptueux, des tables à pieds sculptés, des chaises en bois doré, des armoires de style renaissance. Comme la maison, d’ailleurs, les meubles ne sont guère solides : les armoires manquent de gonds, les chaises craquent au premier usage. C’est que, toujours comme la maison, ces beaux meubles n’ont pas dû coûter cher : j’en ai vu de plus beaux encore, dans les boutiques du voisinage, mis en vente à des prix minimes.

Ma chambre fait partie d’un appartement de trois pièces : dans l’une, la plus petite, mon hôtesse habite elle-même avec son mari, employé à l’hôtel de ville, et ses trois enfans ; elle sous-loue les deux autres. Elle a pour se gêner ainsi l’excuse de sa pauvreté ; mais c’est une excuse que n’ont ni le médecin du premier étage, ni le marchand de cigares du rez-de-chaussée, ni en général tous les commerçans et bourgeois de Berlin. Tous cependant se réservent à peine une ou deux chambres dans les appartemens qu’ils sont censés occuper et louent le reste en garni. Avoir un apparlement pour sous-louer des chambres est le rêve de toute jeune fiancée berlinoise. Aussi bien le nombre des gens qui demeurent en garni est-il ici infiniment plus grand qu’à Paris. Médecins, avocats, banquiers, négocians, ne s’installent dans leurs meubles qu’une fois mariés. Le sens du chez-soi, cela est clair, n’existe pas à Berlin. M. Rodenberg cite ce fait typique que, parmi les gens qui louent des appartemens non garnis, plus d’un quart changent de domicile tous les ans.

Au premier étage de la maison, je passe devant la porte du médecin. Le côté droit du rez-de-chaussée est occupé par un magasin