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autres lieux de plaisir, le mélange continu du luxe au dehors avec la mesquinerie au dedans, et cette frivolité et ce manque de profondeur, choses si nouvelles en Allemagne, regardées à peu près universellement comme les marques distinctives de l’esprit berlinois[1] ! Autant de traits qui dérivent de ce que Berlin n’est pas une ville comme les autres, mais un grand marché improvisé où l’on ne demeure qu’en passant.

J’ai essayé d’analyser l’âme allemande primitive telle qu’elle était avant d’avoir subi l’influence de Berlin. Je l’ai trouvée composée surtout de rudesse sensuelle, de passivité morale et d’une sentimentalité intellectuelle tout à fait particulière. Et maintenant, il me semble que ces divers élémens ne peuvent manquer de se modifier au contact d’un endroit comme celui-ci, astreint par sa nouveauté même à des mœurs nouvelles.

Je crains que, dans un milieu si bruyant et si affairé, la sentimentalité ne soit vite étouffée, que la rudesse des sensations ne se trouve dès lors sans contrepoids, et qu’ainsi les mœurs allemandes, au lieu d’être simplement un peu grosses, ne deviennent grossières. Mais ce que je crains plus encore, c’est que, sous l’influence de Berlin, ne se perdent cette simplicité de désirs et ces scrupules moraux qui, depuis des siècles, ont tenu la race allemande dans les sûres voies de la résignation et de la probité.

Après cela, il est évident que beaucoup de détails de l’ancienne vie allemande se sont gardés intacts à Berlin. Je crois par exemple que, à côté des gens qui se remuent, qui parlent, qui agissent, qui se font voir, il y a ici une population plus calme et plus retirée, quelque chose comme une petite ville de province où l’observateur retrouverait les mêmes mœurs qu’il a trouvées à Leipzig et à Magdebourg. Mais force m’est de m’en tenir à ce que j’ai pu découvrir d’essentiellement berlinois : aussi bien cela seul est nouveau et donne à cette ville une place dominante dans un tableau d’ensemble de l’Allemagne d’aujourd’hui. C’est cela seul qui constitue Berlin aux yeux de l’Allemand qui arrive de sa province pour se mettre au courant de la civilisation nouvelle. C’est de cela seul que je vais essayer de m’occuper pendant les quelques jours qui me restent avant de quitter Berlin. Dans un tableau d’ensemble de la vie berlinoise, j’aurais à tenir compte d’une foule d’élémens que

  1. Berliner witz, l’esprit berlinois, ces mots désignent aujourd’hui dans l’Allemagne entière le gros vaudeville à calembours. C’est de Berlin qu’est venue en Allemagne la mode si répandue du monologue tout en jeux de mots ; le créateur du genre, Der urkomische Bendix, le supra-comique, est depuis longtemps un des hommes les plus populaires de tout l’empire.