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les Hindous étaient peu propres à achever aucune forme d’art, la forme dramatique moins que d’autres. En dehors du récit épique dont la trame souple se prête à tous les détours et à toutes les lenteurs, dont l’allure merveilleuse s’accommode même de l’excessif, les facultés littéraires des Hindous n’ont guère trouvé qu’un moule approprié et fait à leur taille, c’est la strophe : tableau de mœurs ou tableau de la nature, expression d’un sentiment moral ou d’un mouvement passionné, esquisse d’une pensée ou résumé d’une histoire, elle offrait à ce génie brillant, méditatif, laborieux, un cadre excellent. Miniature complète par elle-même, elle ne réclamait aucune de ces qualités d’enchaînement réfléchi, d’équilibre harmonieux qui lui sont peu naturelles. La strophe est l’œuvre de choix dans leur littérature classique. Leurs plus longs ouvrages ne sont guère, à les prendre de près, que des recueils de strophes ; l’ordre et la suite leur en importent beaucoup moins que l’heureuse invention du détail. Ils sont miniaturistes jusque dans leurs plus massives créations. Le plaisir qu’ils pouvaient trouver au déploiement extérieur qui accompagne les représentations dramatiques n’est pas en cause. Du point de vue purement littéraire, il n’est pas douteux que, dans le cadre dramatique, ce qu’ils ont pardessus tout apprécié, ce sont ces stances descriptives qui émaillent les pièces et dont la composition était sûrement la préoccupation capitale, le succès, la plus grande gloire du poète.

Il faudrait un nom spécial pour désigner convenablement un genre de poésie très particulier à l’Inde ; celui de « poésie gnomique » ne s’applique ici que bien improprement. Tour à tour descriptive, morale, didactique, élégiaque, lyrique, très souvent érotique, très étroite par son cadre, très variée par la forme métrique, plus variée encore par les sujets, par le ton, par l’inspiration, elle est le miroir le plus fidèle de l’esprit hindou. Sous une expression souvent heureuse et pittoresque, elle en exprime tour à tour les nobles aspirations morales et la finesse sceptique, la sensualité ardente et les stoïques détachemens, les profonds découragemens et la philosophie souriante ; elle en a toutes les ressources et toutes les contradictions. Dans la forme dramatique, l’esprit indien a vu surtout une source originale de poésie gnomique et descriptive. C’est là qu’il le faut aller chercher. Comprenons-le et ne soulevons point de vaines querelles. Nous avons apparemment raison de préférer la peau blanche de notre race. Reprocherons-nous à l’Hindou son teint foncé ? Mieux vaut admirer ce que sous sa couleur sombre il garde de prestesse élégante et de force harmonieuse. Ne lui faisons point un crime d’être noir ; n’essayons point non plus de démontrer qu’il est blanc.

É. Senart.