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amplifiés sans mesure, où les contours risquent de disparaître sous les bavures de la couleur.

Comparé à l’état d’esprit occidental, l’esprit hindou souffre d’une lacune grave. Entre les grâces, les élans de la première jeunesse et l’inertie méditative de la vieillesse, il y a place pour la virilité active et consciente ; entre la facilité naïve d’une imagination toute sensuelle qui se prend sans choix à tous les objets, et l’abstraction pure qui se joue parmi les formules, il y a place pour la raison qui choisit et qui juge ; entre l’analyse myope penchée sur un champ circonscrit, et le mysticisme enivré de ses propres intuitions, il y a la réflexion pondérée qui limite son terrain, qui apprécie les données de fait, qui mesure ses inductions aux prémisses. Ces facultés moyennes, directrices de l’activité, régulatrices de la pensée, sont très faibles dans l’âme hindoue. Toutes ses œuvres sont ainsi marquées de caractères opposés : enfantillage et sénilité, généralisation emportée et dissections toutes mécaniques, imagination sensuelle et abstraction vide. L’enfance a ses grâces et l’imagination ses prestiges ; l’analyse a ses lumières et le mysticisme ses séductions. Je n’entends certes point déprécier les dons heureux de l’esprit indien ; mais, faute d’en bien sentir les limites, on s’expose à de lourdes méprises.

Du point de vue spéculatif, il a des intuitions ; il n’a pas de système ; du point de vue pratique, il est capable d’inspirations admirables plus que d’une moralité rigoureuse et ordonnée. Point de logique vivante et ressentie : partant, rien d’arrêté, ni dans ses spéculations ni dans ses préceptes ; les uns sont des aperçus, les autres des conseils de perfection. L’originalité d’un système tient ici dans l’éclair d’une vision qui a traversé la contemplation de son auteur, sans que, après plus qu’avant, il en suive les origines logiques ni les déductions nécessaires. L’absolu est partout dans l’expression ; le relatif, en réalité, règne partout.

Sur le terrain littéraire, on voit ce que l’on peut attendre d’un esprit ainsi fait. Des émotions vives, mais passagères ; des images faciles, mais sans mesure, sans gradation, sans choix. Des idées ingénieuses, des sentimens nobles et délicats qui, faute de réflexion consciente, tournent aisément à l’amphigourique, au mièvre, à l’absurde. Des soubresauts que rien ne règle ni ne contient dans le monstrueux et dans l’impossible. Le goût enfantin des histoires qui finissent bien, des prodiges heureux, des princes charmans, — et des échappées dans un horrible sans sérieux, dans un pathétique qu’énerve son excès même.

Mal pourvus de logique objective, peu doués du sentiment juste de l’activité et de la vie, manquant ainsi et de suite et de mesure,