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chrétienne, le renseignement est à coup sûr antérieur à la période pour nous historique du théâtre indien. Il se donnait alors des sortes de pantomimes où était rappelée, conformément aux directions d’impresarii appelés Çaubhikas, l’histoire fabuleuse de Krishna et de Vishnou. D’autre part, les rapsodes, narrateurs de récits épiques, se partageaient parfois en groupes, distingués par la couleur ou le costume, pour rendre visible aux yeux l’opposition des deux partis dans les duels légendaires qu’ils contaient.

Les Hindous sont passionnés pour tous les spectacles ; leur goût pour les récitations épiques est attesté par les manifestations bruyantes qu’elles leur arrachent. Il en a toujours été ainsi. On peut aisément imaginer que soit les spectacles religieux, soit les récitations épiques aient été parmi eux le germe du théâtre. Il faut choisir pourtant entre les filiations imaginables. Les exhibitions religieuses paraissent avoir eu toujours un caractère ou mimique ou lyrique qui ne se prête pas très bien au développement supposé. Le théâtre classique n’est pas religieux par les sujets qu’il traite, il ne se rattache pas sensiblement au cycle de Krishna. La fidélité même avec laquelle s’est maintenue dans les spectacles religieux la tradition ancienne éloigne la pensée qu’elle ait jamais bifurqué pour aboutir au théâtre classique. Est-il sorti de l’épopée ?

Les convenances générales, certains faits particuliers semblent favorables à l’hypothèse. Le rishi Bhârata est en quelque sorte le patron de l’art dramatique. Pourquoi ? On peut croire que le nom de Bhârata qui désigne la grande épopée, la dénomination de « bhârata » portée par des récitateurs épiques, ne sont pas étrangers à cette attribution. Une autre attache avec l’épopée râmaïque est à la fois moins distincte et plus significative. Les acteurs ne jouissent pas dans l’Inde d’un très haut renom de moralité ; plusieurs des mots qui les désignent rappellent cette réputation fâcheuse, un entre autres, celui de kuçilava. Il signifie : « qui a de mauvaises mœurs. » Les Hindous lui ont fabriqué une autre généalogie. Râma passe pour avoir eu deux fils, Kuça et Lava, deux pâles figures sans relief, qui ne traversent la légende qu’un moment, comme de vagues fantômes. On en a fait les patrons éponymes des acteurs ; c’est de leurs deux noms juxtaposés que la profession aurait reçu le sien. Mais la forme Kuçilava serait tout à fait irrégulière ; elle altérerait sans motif le premier nom. Il faut plutôt renverser les termes ; selon toute apparence, c’est aux kuçilavas, aux acteurs, que les deux héros doivent leurs noms, peut-être leur existence. On les concevait dans une certaine relation avec l’art dramatique. C’est ce qui a suggéré à Bhavabhoûti l’artifice par lequel, dans la Fin de l’histoire de Râma, il amène la reconnaissance finale entre le héros et les deux rejetons qui lui