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par un théâtre prâcrit, il n’y a qu’un pas ; mais quelque part que l’on fasse à ces essais prâcrits, comment croire que les théoriciens aient, de leur autorité et sans précédens, introduit sur la scène l’usage du sanscrit et la hiérarchie des prâcrits ? Il faudra toujours en arriver à une période où ces essais ont pris la forme qui, érigée en règle par les théoriciens, est devenue la loi étroite de l’avenir. Elle a pu être courte ; elle est certaine. La théorie a pu généraliser, elle n’a pas inventé ; tout indique qu’elle s’appuie scrupuleusement sur des faits particuliers. Elle est trop minutieuse pour avoir laissé de côté aucun aspect important de la pratique sur laquelle elle se réglait. Il existait sûrement avant elle des ouvrages conformes aux recettes qu’elle s’est attachée à en extraire, par l’emploi du sanscrit comme par le reste.

J’ai parlé du cas de l’épopée savante. L’hypothèse d’ouvrages et de théories rédigés en prâcrit ne suffit point ici à nous tirer d’affaire ; car les documens épigraphiques qui nous ouvrent des jours sur un passé plus reculé sont déjà rédigés en sanscrit. Elle ne suffit pas non plus pour le théâtre.

On conçoit que l’avènement d’une forme plus savante ait relégué dans un oubli dédaigneux les essais qui n’y étaient pas conformes. Il reste à expliquer comment ont pu aussi disparaître les premiers exemplaires de cette forme devenue définitive. Le rôle, dans l’Inde, de la tradition orale vient ici à notre secours.

Orale dans son origine, la littérature védique tout entière, non-seulement les hymnes qui en forment les assises fondamentales, mais les spéculations qu’ils suscitèrent, fut pendant des siècles transmise oralement. C’est sur des documens oraux et en vue de la transmission orale que se constituèrent jusqu’à ces manuels de récitation védique, qui représentent la première couche de la littérature grammaticale et sans lesquels, sans l’expérience qu’ils développèrent, sans les principes qu’ils permirent de dégager, toute la suite ne se comprendrait pas. Cette tâche provoqua dans la caste dont elle fut l’œuvre une singulière puissance de mémoire ; elle entretint à un degré extraordinaire la faculté de raisonner, de généraliser sur une matière que sa fluidité orale eût rendue pour d’autres rebelle aux prises de la réflexion.

L’écriture, d’ailleurs, paraît n’être pas très ancienne dans l’Inde. Empruntée aux alphabets sémitiques de l’Asie antérieure, nous la trouvons en usage au IIIe siècle avant notre ère. Il est permis de douter qu’elle ait été employée beaucoup plus tôt. La plus ancienne inscription connue en sanscrit régulier date de la fin du IIe siècle de notre ère. Les brahmanes devaient être peu enclins à en favoriser la diffusion. Loin de leur apparaître comme un bienfait, l’écriture devait être à leurs yeux une menace et un attentat : une me-