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il chante, il conte, il prie. Ce n’est pas le sanscrit qui a jamais servi d’organe aux créations spontanées de l’imagination populaire. Elle s’est servie de la langue vivante, des idiomes locaux. Ces prâcrits, au prix de quelques retouches, sont plus tard entrés eux-mêmes dans le cadre de la littérature savante. Ils ont sûrement commencé par un usage plus libre. Ce précédent explique seul leur emploi classique. Et en effet, le plus ancien recueil de littérature profane qui nous soit parvenu, les sept cents strophes de Hâla, est écrit en un dialecte prâcrit : la rédaction primitive du plus ample trésor de contes, la Brihatkathà, était rédigée en un autre dialecte prâcrit : ainsi la strophe dont la musique égaie le gynécée, le conte familier ou merveilleux qui berce les longs loisirs. Il y a là les traces d’une vieille habitude.

Dès longtemps le regretté Garrez a pensé qu’une littérature prâcrite a dû préparer la littérature savante : c’est par la floraison ancienne d’une poésie lyrique au pays mahratte qu’il a expliqué comment le mahrattî est demeuré plus tard, par exemple dans le théâtre, réservé aux stances chantées. M. Lévi reprend cette conjecture, il l’étend à la littérature dramatique.

Elle est en effet bien singulière, cette habitude du théâtre indien associant des dialectes divers gradués suivant la dignité des personnages. Ce n’est point ainsi que les choses se passaient dans la vie réelle. Si le dialecte dorien s’est perpétué à Athènes dans le chœur des drames, c’est qu’il était de vieille date consacré dans les chants lyriques ; l’usage des prâcrits dans le théâtre indien conserve de même de vieux souvenirs. Le Çaurasenî est le prâcrit qui domine dans les drames ; le pays des Çûrasenas est le pays de Mathourâ, où la légende plaçait la naissance et la jeunesse de Krishna, qui, jusqu’à nos jours, est resté le centre de son culte. Il semble que les aventures de jeunesse et le culte de Krishna aient particulièrement servi de matière et de cadre aux scènes chantées et mimées d’où pouvait jaillir l’idée du drame. N’est-il pas naturel de penser que l’usage qu’elles ont dû faire du dialecte de Mathourâ, du Çaurasenî, lui a valu une place d’honneur dans le théâtre réglementé de l’âge classique ?

Il y a autre chose : dans la terminologie dramatique, beaucoup de mots, d’étymologies et de sens douteux, jurent en quelque sorte par leur aspect avec le pur sanscrit où ils sont enchâssés ; leur allure phonétique est toute prâcrite. Le lexique sanscrit était pourtant assez riche pour suffire sur ses propres ressources à toutes les exigences. S’il a admis au droit de cité ces intrus de physionomie étrangère, on peut croire qu’ils s’imposaient par des titres historiques ; c’étaient d’anciens occupans.

De là à conclure que les œuvres classiques ont été précédées