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cour indienne, comment prendre une seconde pareille crainte au sérieux ? Le sentiment juste, la jalousie de la reine délaissée, pouvait devenir la source de l’émotion dramatique. Nulle tentative pour l’étudier, pour la faire agir : elle a un exposant traditionnel, la crainte qu’elle inspire au roi ; c’est le mobile que le poète fera seul valoir, non sans en exagérer étrangement les manifestations. Ainsi ailleurs : pas un amour qui ne se manifeste en maladie physique, pas une émotion qui ne tourne court en pâmoison, pas une tendresse d’âme qui ne déborde hors de ses justes limites en sensiblerie mignarde pour des animaux, pour des plantes.

Les circonstances du développement littéraire s’accordent ainsi avec le tour d’esprit des Hindous pour expliquer comment leur drame classique contient, à notre gré, si peu de psychologie agissante et vraie. La lacune est grave. Mieux vaut tâcher d’en saisir la portée. À leur demander trop, nous nous exposons à des déceptions outrées, plus redoutables pour eux qu’un peu de sévérité réfléchie. Que l’on m’entende bien pourtant. Le génie hindou a ses revanches. Je n’oublie pas cette sympathie humaine tendre et profonde qu’il a manifestée en tant de façons, qui, soutenue par un large idéalisme, a créé dans l’épopée et ailleurs des types si nobles et si touchans. De ces types, nous en retrouvons quelques-uns dans leurs drames ; ils n’ont point perdu au passage toutes leurs vertus natives. Pour prendre le moule dramatique, leurs poètes plus savans qu’inspirés n’ont pas perdu surtout ces dons heureux et charmans qui font l’attrait de leurs autres ouvrages : une vue vive et colorée des dehors, une patiente habileté à ciseler finement des impressions ou des sentences, une recherche ingénieuse à mêler la nature aux sentimens humains. Ne leur demandez pas de manier avec précision et avec justesse les énergies de l’activité ; la vie vraie leur échappe ; elle est pour ces doux contemplatifs, prisonniers des formules, trop âpre, trop complexe, trop individuelle. Mais, jusque sous la raideur d’une langue morte, aggravée par les lourdeurs de la traduction, les connaisseurs sauront goûter plus d’une modulation délicate dans le thème uniforme du sentiment trop impersonnel. À défaut de passions savamment conduites, ils rencontreront plus d’une fois l’expression touchante et heureusement variée d’un état d’âme sincère. Le cadre toujours froid, parfois puéril, des imbroglios merveilleux ou convenus laisse place à plus d’un tableau émouvant ou pittoresque.

La poétique nous est apparue dénuée de pénétration psychologique, incapable de construire une métaphysique du drame, d’en concevoir l’originalité esthétique, de s’élever au-dessus de types conventionnels, au-delà de sujets donnés qu’il s’agit seulement pour le poète de découper suivant les procédés admis. Elle se