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tait de raideur compassée, combien il se prêtait mal à refléter la mobilité, la familiarité de la vie prise sur le fait, il est aisé de l’imaginer. Ajoutez qu’il fut manié par des hommes que leur éducation, leur tradition, vouaient au plus strict formalisme, les plus enfermés par tour d’esprit dans un respect tremblant des formules et des textes. La variété même des sujets, — et elle fut presque infinie, — ne réussit jamais à rompre l’uniformité du moule. Si sincère que pût être l’inspiration dans sa source lointaine, le courant, endigué dans les conventions de l’école, perdit infiniment de sa transparence et de sa flexibilité. La langue était immuable ; les cadres ne le furent pas moins. De tout cet effort il sortit une littérature qui resta pédante, où l’originalité est étouffée par la routine, le souci de la pensée par les curiosités de la forme, où les agrémens conventionnels ont plus de prix que les sentimens vrais, où les jeux d’esprit dissimulent, quand ils ne le tuent pas, le mouvement libre de l’esprit. Le talent personnel n’est pas supprimé ; le jeu en est singulièrement restreint. Une pareille littérature reflète, malgré tout, les dons essentiels du génie propre au peuple où elle fleurit, et c’est ce qui en fait pour nous l’intérêt ; mais, en les y cherchant, il ne faut pas oublier à quel point elle en bride l’expansion. Contente de se reproduire elle-même à l’infini, elle ne se retrempe guère aux sources vivantes : elle reste immobile, morte, dans sa perpétuité apparente.

Rien ne résume mieux cette littérature que les mahâkâvyas, — littéralement « grands poèmes, » — les représentans du genre épique tel qu’elle l’a consacré. Le Mahâbhârata, c’est la grande épopée. Il a subi, dans le fond et dans la forme, force remaniemens. Par sa masse même, par ses origines aussi, l’œuvre immense échappait au péril d’une refonte totale. La littérature classique ne pouvait se proposer un modèle de cette envergure. Avec elle nous sommes loin de cette inspiration qui coule si large, si variée, si facile, dans le vieux trésor épique. Voici comme un théoricien résume la recette de l’épopée classique : « Le sujet est tiré des légendes historiques ; les principaux personnages sont toujours vertueux. L’ouvrage commence par une bénédiction, une prière ou une indication de la matière. Il y faut, à l’occasion, blâmer les méchans et exalter le bien. Le nombre des chants n’est jamais inférieur à huit ; ils sont d’une longueur modérée. La fin d’un chant doit toujours annoncer le chant suivant. Les heures de la journée, le soleil, la lune, la nuit, l’aurore, le crépuscule, les ténèbres, le matin, le midi, la chasse, les montagnes, les saisons, les forêts, la mer, les plaisirs de l’amour, la séparation des amans, les ermites, le ciel, une ville, un mariage, la naissance d’un fils, etc., sont les motifs descriptifs à traiter suivant l’occasion, avec les inci-