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Églises ; à côté et en dehors de lui, elles sont dans la nation les grandes puissances ; non-seulement leur domaine est autre que le sien, mais encore il est bien plus vaste et plus profond. Par-delà la patrie temporelle et le court fragment d’histoire humaine que perçoivent les yeux de la chair, elles embrassent et présentent aux yeux de l’esprit le monde entier et sa cause suprême, l’ordonnance totale des choses, les perspectives infinies de l’éternité passée et de l’éternité future. Par-dessous les actions corporelles et intermittentes que la puissance civile prescrit et conduit, elles gouvernent l’imagination, la conscience et le cœur, toute la vie intime, tout le travail sourd et continu dont nos actes visibles ne sont que les expressions incomplètes et les rares explosions. A vrai dire, même lorsqu’elles se limitent volontairement et de bonne foi, leur domaine n’a pas de limites ; elles ont beau déclarer, si elles sont chrétiennes, que leur royaume n’est pas de ce monde : il en est, puisqu’elles y sont ; maîtresses de dogme et de morale, elles y enseignent et y commandent. Dans leur conception totale des choses divines et humaines, l’État a sa place, comme un chapitre dans un livre, et ce qu’elles disent dans ce chapitre est pour lui d’importance capitale. Car elles y écrivent ses droits et ses devoirs, les devoirs et les droits de ses sujets, un plan plus ou moins complet d’ordre civil. Ce plan avoué ou dissimulé, vers lequel elles tournent les préférences de leurs fidèles, finit par sortir spontanément et invinciblement de leur doctrine, comme une plante de sa graine, pour végéter dans la société temporelle, pour y étendre ses frondaisons et y plonger ses racines, pour y ébranler ou consolider les institutions civiles et politiques. Sur la famille et l’éducation, sur l’emploi de la richesse et de l’autorité, sur l’esprit d’obéissance ou de révolte, sur les habitudes d’initiative ou d’inertie, de jouissance ou d’abstinence, de charité ou d’égoïsme, sur tout le train courant des pratiques quotidiennes et des impulsions prépondérantes, dans toutes les branches de la vie privée ou publique, l’influence d’une Église est immense et constitue une force sociale distincte, permanente, de premier ordre. Tout calcul politique est faux si elle est omise ou traitée comme une quantité négligeable, et un chef d’État est tenu d’en comprendre la nature, s’il veut en évaluer la grandeur.


II

Ainsi fait Napoléon. Selon son habitude, afin de mieux voir dans autrui, il commence par regarder en lui-même : « Dire d’où je viens, ce que je suis, où je vais, est au-dessus de mes idées ; je