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exprimer, par les lignes suivantes, moins une vérité banale qu’une expérience personnelle :

« Le roi s’amuse… Je ne sais si les rois s’amusent encore, j’en douterais presque, mais le peuple s’amuse, malgré la misère, les soucis, les privations. Là où il n’y a pas d’ombre, il n’y a pas non plus de lumière. La privation est le sel de la vie : quand elle ne tue pas, elle maintient jeune, frais, dispos, non jeune par les années, mais jeune par l’esprit, par le ressort, tandis que les heureux auxquels le combat pour l’existence est épargné tombent victimes de l’ennui, et pour la plupart ne sont jamais jeunes. La satiété ne peut jouir ; la faim a ses pauses, durant lesquelles elle ressent la joie de vivre. »

Liebknecht, au congrès de Halle, a d’ailleurs écarté d’un geste dédaigneux tous ces rêves d’avenir : « Lorsque le parti encore jeune était à la science économique comme l’alchimie est à la chimie, on s’occupait beaucoup de la société de l’avenir, et comment on y cirerait les bottes et on y nettoierait les rues… Ce qui distingue le socialisme utopique, c’est qu’il oublie le présent pour songer à l’avenir… Ceux qui exigent qu’on leur dresse le plan de la société future devraient bien nous dire ce que sera l’Allemagne dans dix ans ou même l’année prochaine ou dans huit jours… Ces questionneurs indiscrets sont comme ces vieilles femmes curieuses qui fourrent le nez au trou de la serrure pour regarder dans les cabinets de Barbe-Bleue. » Liebknecht tourne en ridicule le roman socialiste de Bellamy, dans l’an 2000, que M. Bentzon analysait ici même. Il rappelle les rêveurs au froid positivisme de Marx et d’Engels, qui est pourtant la source de toutes ces utopies. Bebel lui-même a corrigé dans une récente édition les passages de son livre sur la Femme qui prêtaient trop à l’épigramme. Au lieu d’écrire des songes, il s’occupe maintenant de statistique, et dirige une vaste enquête sur les différentes professions de l’empire.

Mais combien de pauvres diables, sous la corvée abrutissante et la poussière des ateliers, dans la buée des cabarets, ou sur leurs grabats boiteux, au fond des ruelles obscures et fétides, rêvent d’un âge d’or qui luira quelque jour sur les foules misérables, et fera disparaître de la surface de la terre la pauvreté famélique ! Ils y songent avec cette confiance et ce fanatisme sur lesquels le raisonnement ne mord plus, comme les premiers chrétiens se mettaient sur le pas de leurs portes pour attendre le retour du messie.


VII. — CONCLUSION.

On ne saurait mieux marquer que ne l’a fait Liebknecht, au congrès de Halle, l’évolution la plus récente du parti de la démocratie