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perspectives, dans le combat pour l’existence, que tel fils d’ouvrier sain, robuste, intelligent. La société, avec ses monopoles, fait donc échec à la survivance du plus apte. — Cela ne veut pas dire que le socialisme aspire à rétablir le libre jeu de la concurrence vitale dans sa rudesse et sa bestialité primitives, bien loin de là : comme la civilisation, il prétend entraver la lutte pour l’existence, mais pour l’adoucir et la transformer. Elle ne sévit dans toute sa cruauté que dans les espèces intérieures, et dans l’humanité parmi les races sauvages et barbares. De même que, chez les insectes sociaux, tels que les abeilles, cette lutte s’exerce non d’individu à individu, mais d’essaim à essaim, dans l’humanité elle ne s’exerce pas d’homme à homme, — car il n’est pas permis de tuer son semblable, — mais de tribu à tribu, de nation à nation. Dans toute société organisée, la loi, l’ordre, la moralité, lui donnent une forme supérieure ; il y a effort continuel pour redresser les inégalités de la nature. Pourtant cette lutte sévit encore parmi les civilisés, sous forme de concurrence acharnée. Il appartiendra au socialisme de faire disparaître cette dernière forme du combat pour l’existence individuelle, de tirer l’homme de ces conditions animales pour le faire entrer dans l’humanité, de le délivrer de la nécessité qui l’oppresse « pour l’introduire dans le monde de la liberté. » Quand la famille humaine aura atteint le stade le plus élevé de son développement, la lutte pour l’existence deviendra lutte pour la prééminence et favorisera ainsi le progrès indéfini.

Quel abus de cette idée confuse, de ce mot si vague de progrès ! théorie qui n’est strictement exacte que dans le sens de l’accumulation des connaissances humaines, des moyens d’action de l’homme sur la nature, mais qui, transportée dans le monde moral et appliquée aux individus, doit nous faire songer à tant de siècles nécessaires, à tant d’avortemens et d’échecs, pour qu’une petite parcelle de bien s’ajoute au patrimoine de l’humanité. Erreur grossière, si l’on peut croire que le progrès de la volonté morale suive pas à pas celui de l’intelligence et de la science ! Les bonnes et belles maximes ont été formulées dès l’origine de la civilisation : « Il ne manque, dit Pascal, que de les appliquer. » Ce n’est pas l’idée de progrès indéfini qui est vraiment scientifique, conforme à la réalité, c’est l’idée d’évolution, qui implique aussi décadence[1].

Considérez maintenant la superstition populaire du progrès chez les socialistes, par laquelle ils concilient Marx, Darwin et Condorcet.

  1. « Le progrès graduel vers la perfection, dit Huxley, dans ses Sermons laïques, p. 433, est si loin de faire nécessairement partie de la doctrine darwinienne, que cette doctrine nous semble parfaitement compatible avec la persistance indéfinie de l’être organique dans un même état, ou avec son recul graduel. »