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modalités de détail. Il y aura des phases intermédiaires, des inégalités inévitables. L’opposition entre le travail intellectuel et corporel ne disparaîtra que peu à peu. Ne nous demandez pas, disent-ils, un plan de la société de l’avenir, car nous n’aurons pas à l’édifier de toutes pièces, sur tel ou tel principe d’égalité et de justice a priori. Nous avons la prétention de représenter l’ordre de choses auquel tendent les sociétés modernes, poussées bon gré mal gré par les lois d’une évolution fatale[1]. Nous ne faisons que suivre la piste de la loi naturelle qui préside au mouvement de la société, qu’observer ce qui se dissout en elle, et ce qui se crée. La société future est contenue dans la société du présent à l’état d’embryon, elle est appelée à en sortir « comme le papillon sort de sa chrysalide. »

Ces formes embryonnaires d’organisation collectiviste, les socialistes les signalent dans tout ce qui est centralisation, monopole, dans les colossales sociétés par actions, dans les postes, les chemins de fer, administrés par l’État, ou encore les tabacs, comme en France. Ce n’est pas là, sans doute, du socialisme pur : « Autant vaudrait, dit Engels, prendre le coiffeur d’une compagnie de régiment pour un fonctionnaire socialiste. » Mais c’est toujours un commencement.

Il est surtout un phénomène économique de l’état actuel auquel les socialistes prêtent une grande attention et attribuent beaucoup d’importance. C’est le fait remarquable que les grands capitaux, après avoir, prétendent-ils, dévoré les petits, s’associent maintenant entre eux, sous le nom, suivant les divers pays, de syndicats, trusts, cartels, pour augmenter leurs gains dans des proportions considérables. Ces associations sont de deux sortes : les unes n’ont en vue que la spéculation pure ; des millionnaires cherchent à ruiner d’autres millionnaires. Tel a été le ring du cuivre, une des spéculations de bourse les plus scandaleuses qui se soient produites dans ces derniers temps, ou encore le ring des quatre géans de Chicago, accapareurs du bétail, afin de faire hausser arbitrairement le prix de la viande, et réaliser aux dépens des consommateurs des profits énormes[2]. Mais il est une autre forme plus honnête de syndicats, trusts, ou cartels qui n’ont pas seulement pour but la spéculation immédiate ; ils se forment dans un même pays par l’association de tous les entrepreneurs d’une même branche d’industrie sous un directeur commun, qui règle la production selon les besoins du marché, détermine le prix pour le

  1. Gide, Précis d’économie politique, p. 449.
  2. En Amérique, certains états ont pris des mesures contre les trusts. En Allemagne, le député socialiste Vollmar insiste pour que son parti insère dans les exigences de son programme une protection légale contre les cartels.