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moins fortunées les biens matériels. C’est en réalité le courant intellectuel moderne, qui, de la philosophie et de la science officielle des universités, est descendu de couche en couche dans les masses populaires, grâce à la demi-culture, à l’instruction propagée chez ce peuple raisonneur, et qui s’est puissamment emparé des esprits. Si l’on parcourt, dans les journaux socialistes, les comptes rendus des douzaines de réunions publiques, qui se tiennent chaque soir à Berlin, où la vie politique est très active, réunions de Vereine, d’associations de corps de métiers, socialistes pour la plupart, on constate que les orateurs ne se bornent pas à y traiter les intérêts spéciaux de la corporation ou du parti, ils abordent des questions d’histoire, de sociologie, d’économie politique, de morale, d’exégèse, dont nous devrons nous occuper au cours de cette étude. Les chefs du parti viennent de fonder à Berlin, le 12 janvier, une sorte d’université ouvrière (Arbeiterbildungsschule) sur le modèle d’une institution analogue établie à Leipzig, sans caractère politique, destinée à fournir aux ouvriers des armes intellectuelles, à les rompre à la polémique, à dresser des agitateurs par un enseignement méthodique et doctrinal de l’économie politique, des sciences naturelles et de l’histoire. Cette sorte d’école des hautes études socialistes, organisée par des ouvriers pour des ouvriers, compte déjà près de quatre mille adeptes. Les meneurs attribuent à cette discipline une grande importance : l’éducation scientifique n’était jusqu’à présent que le privilège de quelques-uns, elle doit être accessible à tous… « La simple passion ne conduit qu’aux barricades, mais la science est invincible. » — « La théorie elle-même, écrivait Marx, devient une puissance matérielle ; aussitôt qu’elle s’est emparée des masses, » elle est le lien qui les unit en faisceau.

Avant d’examiner cette théorie, notons une contradiction singulière. Le parti socialiste à ses débuts, lorsqu’il n’était qu’une secte, avait des programmes définis. Aujourd’hui qu’il est parvenu à former un grand parti politique, que plus de 1 million d’électeurs votent pour ses candidats, il a bien une tactique de modération et de prudence, mais il n’a plus de programme. Cette absence de programme n’est, il est vrai, que temporaire. L’assemblée qui s’est tenue à Halle était surtout un congrès d’affaires et non « un club de théoriciens. » Les membres du comité directeur ont été chargés d’élaborer de nouveaux statuts, qui seront discutés dans la presse socialiste, puis soumis à une nouvelle assemblée. L’ancien programme de Gotha, vénéré pendant quinze ans comme les tables de la loi, a été déclarée insuffisant « parce que, selon Liebknecht, il ne répond plus aux nécessités de la situation et aux exigences de