Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/701

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dominique, avait signalé le péril du moi, de ce moi cérébral et littéraire, le plus haïssable peut-être de tous.

Maintenant que nous avons dit le mal, à peine nous reste-t-il assez de place pour dire tout le bien que nous pensons d’une œuvre aussi discutable et discutée, mais aussi intéressante en somme, aussi exquise quelquefois par le fond, et par la forme toujours, qu’est le drame de M. Lemaître. Si deux rôles nous ont déconcerté, deux autres, sans parler de l’aimable et sage docteur, nous ont ravi : ceux de Simone et de sa mère. Elles sont adorables, ces deux âmes de femme et de vierge ! de vierge si pure, que son mariage blanc ne trompe en elle aucune attente, aucun désir, aucun instinct même des sens, et qu’un baiser paraît à ses lèvres pâles la suprême caresse de l’amour. Comme la vie se retire doucement de ce pauvre petit corps immaculé, comme elle se fait discrète et légère pour le quitter sans qu’il en souffre, presque sans qu’il s’en doute ! La scène du premier acte notamment, entre le docteur et Simone, est d’un sentiment délicieux. L’enfant qui s’effraie de mourir, se réjouit au moins de mourir sans avoir commis ou seulement connu le mal, de laisser derrière elle le souvenir d’une petite ombre charmante. On croit assistera la frêle agonie d’une fleur, mais d’une fleur qui se pleurerait doucement elle-même. Plus que dans la conduite d’un drame, c’est toujours en de pareilles scènes et pour ainsi dire en ces haltes de la pièce et de l’action, que se découvrent cette sensibilité délicate, cette science et cette pitié des vraies et simples douleurs qui sont, peut-être plus que l’ironie et le scepticisme, le fonds intellectuel et moral de M. Lemaître. Devant Simone, au troisième acte, je me souvenais de Musotte, et je songeais combien ces deux morts sont différentes, combien celle de Simone est moins banale, comme elle éveille en nous des sentimens plus fins, des échos plus délicats. Ici nul appareil d’agonie : pas de garde-malade, de pharmacie, de spasme ni de délire. C’est le langage de Simone et non son visage qui trahit l’approche de la mort ; c’est je ne sais quelle harmonie entre le paysage éclairé par le soir, et l’âme où luisent aussi les dernières clartés. Rien de plus doucement mélancolique que ce double crépuscule, où les objets prennent un aspect singulier et s’éclairent d’une lumière qui leur serait propre. « Les choses, dit étrangement Simone, ressemblent à des apparitions. Je ne tiens plus à la vie que par un fil si léger ! si léger ! .. Peut-être qu’il cassera doucement. » Et quand elle suit des yeux les navires qui s’éloignent : « Voiles ! grâces des eaux, qui volez sur la mer ! » chez cette frêle créature qui n’aura fait que passer, quel joli dédain souriant et de l’espace infini et de la longue durée ! « Il m’est indifférent, dit-elle à son mari, que ma vie n’ait été qu’un point dans l’immensité, comme elle aura été un point dans le temps, puisque j’aurai été à toi. »