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En vain M. Windthorst affectait de se tenir modestement à l’écart, de s’effacer, de ne se mêler de rien, il était en mauvaise odeur devant Pharaon et ses serviteurs, et quand il venait à Hanovre, la police le surveillait. « Il désirait alors une place dans l’administration de la justice, lisons-nous dans les mémoires de M. Meding, qui l’a bien connu, et il comptait sur mon intervention pour convaincre le roi qu’il n’avait pas les sentimens antimonarchiques que lui prêtait le comte Bornes. Il me conseillait lui-même, dans l’intérêt de ma carrière, de ne pas avoir avec lui des relations trop fréquentes, et de son côté Borries m’engageait à me tenir en garde contre cette dangereuse amitié. Je ne tins aucun compte de ces avis, et toutes les fois que M. Windthorst était à Hanovre, je continuai d’entretenir avec cet homme éminent un commerce où je trouvais autant d’agrément que de profit. Doué d’un esprit très ouvert, très pénétrant, il aspirait à conquérir le pouvoir et l’influence, mais il était exempt de toute ambition mesquine ou vaniteuse. Adversaire redoutable, orateur incisif, n’épargnant rien pour gagner ses batailles, tout moyen lui était bon, mais il n’avait point d’animosités personnelles. Même quand il le put, il ne fit jamais de tort à ses ennemis, et jamais il ne s’est vengé du mal qu’on lui avait fait[1]. »

Ce qu’il y avait de plus fâcheux pour lui et pour ses légitimes ambitions, c’est qu’il inspirait à son souverain une insurmontable défiance. Il était conservateur, mais il n’avait point de préjugés, et George V considérait les préjugés comme la seule garantie sérieuse des bons sentimens et de la bonne conduite. Ce roi très ombrageux avait peur des esprits libres, qui en prennent à leur aise avec les préceptes et les dogmes, interprètent à leur façon le droit divin, l’accommodent à leur goût, l’ajustent à leurs convenances. Si vous doutez que l’ange Gabriel ait apporté de quelques planète les feuillets du Coran à Mahomet, vous ne serez jamais qu’un mauvais musulman. George V était le plus soupçonneux des hommes. Jaloux de son autorité, fermement convaincu que Dieu lui commandait de gouverner lui-même son royaume, il se tenait toujours en garde contre ses ministres ; il les accusait d’empiéter sur ses fonctions, de vouloir le réduire au triste rôle d’un prince constitutionnel. Sa cécité renforçait sa méfiance. Condamné à la nuit éternelle, ne pouvant déchiffrer les physionomies, lire sur les visages, ne jugeant des intentions secrètes que par le son de la voix, il craignait sans cesse qu’on ne le trompât, qu’on ne lui cachât quelque chose. Quiconque s’était acquis une réputation d’habileté lui était suspect ; il pensait que les habiles sont tous un peu fripons, et il n’aimait que les fonctionnaires uniquement occupés de leurs devoirs professionnels, mettant leur

  1. Memoiren zur Zeitgeschichte. Erste Abtheilung : Vor dem Sturm, von Oskar Meding (Gregor Samarow), 1881.