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— Prends cela et attends. Je t’en supplie, attends encore.

Ce furent là toutes les mesures prises pour le traitement du malade. Pour tout le reste, l’on s’en remit à la volonté divine[1].

La respiration d’Iwak devenait de plus en plus faible, puis cessa tout à fait.

Iwak n’était plus du nombre des vivans.


IV.

L’infortunée Karatchaïka était en proie à un désespoir farouche. Son amour pour Azamat, attisé par leur rapprochement momentané ; la mort violente de son père de la main de ce même Azamat, dont elle s’accusait d’être la complice ; la consternation et la douleur de toute la famille, qui semblait la regarder avec des reproches muets dans les yeux ; les imprécations contre l’assassin, qu’elle entendait tout autour, — c’en était trop à la fois pour cette jeune âme candide et impressionnable. La pensée que son entente secrète avec Azamat était dévoilée à tout leur voisinage la faisait souffrir au-delà de toute expression. Son père le savait aussi, maintenant, qu’elle avait fui de son plein gré avec Azamat. Elle croyait lire une accusation muette sur les lèvres à jamais fermées de son père étendu, là, raide, dans ses habits de fête… Avec un cri déchirant elle s’enfuit, et ne reparut plus à la veillée du mort.

Dès l’aube, on se mit à l’œuvre pour les derniers préparatifs de l’enterrement.

Le défunt reposait sur un banc, recouvert d’un grand linge. À côté de lui, on avait posé les objets indispensables à un Tchérémisse dans l’autre monde : sa pipe, une paire de sabots, une chemise neuve avec caleçons ; dans sa ceinture on avait cousu quelques pièces d’argent, en offrande à « la mère universelle, la terre. » Les femmes avaient fort à faire autour du poêle pour apprêter le repas mortuaire.

L’izba était tellement encombrée de monde, qu’une pomme n’y aurait plus trouvé de place, selon le dicton russe. Ceux qui n’étaient pas parvenus à y entrer se pressaient autour de la porte, devant laquelle stationnait déjà un vieux traîneau attelé d’un seul cheval[2].

  1. Pour un malade, les Tchérémisses apportent en sacrifice la bête désignée par Keremeth lui-même, la volonté du dieu étant interprétée par leur kart, sacrificateur. Une partie de la chair offerte en holocauste est donnée à manger au malade. Voilà en quoi consiste toute la science médicale des Tchérémisses. Dans les cas extrêmes l’on se borne au premier vœu.
  2. Le traîneau qui a servi à porter un mort au cimetière n’est plus ramené à la maison. On le laisse près de la tombe.