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de sa maison de laver et sabler soigneusement l’izba ; il fit une ample provision d’eau-de-vie et nomma le messager qui devait avertir Iwak de l’endroit où serait cachée sa fille, dans le cas où les proches de Karatchaïka ne se seraient pas déjà aperçus d’eux-mêmes de sa disparition et ne seraient pas précipités sur ses traces. Bref, Milibay ne négligea aucun des devoirs d’un bon père de famille. Il ne lui restait plus qu’à prêter à son fils main-forte pour l’enlèvement et à mener avec habileté l’affaire du rachat. Il pourrait alors compter sûrement de festoyer trois jours durant dans sa propre maison, en attendant le festin de noces dans la maison de la fiancée au bout de la quinzaine. S’étant ainsi acquitté de tout ce qui dépendait de lui pour le rapt, Milibay se mit à fourbir ses charrues et ses herses, en vue des prochaines semailles, tout en songeant avec satisfaction au choix fait par son fils.

Le soleil venait de disparaître dans un nuage d’or empourpré quand Milibay, Azamat et ses deux amis se rassemblèrent à la lisière de la forêt qui entoure tout le village de Sarkino comme une muraille de feuillage. On entendait les bruits divers qui, dans les campagnes, à la chute du jour, précèdent le calme de la nuit : les piétinemens, les mugissemens, les bêlemens des troupeaux ; les grincemens des portails et des guichets ouverts et fermés en hâte ; les roulemens des charrettes attardées ; les aboiemens des chiens et les voix confuses des villageois affaires : clameurs diverses et entremêlées, diminuant peu à peu, jusqu’à ce que la nuit enveloppe tout dans le silence et l’obscurité. La vie, avec ses vagues de sonorité, semblait s’être retirée dans les champs ouverts où les oiseaux gazouillaient leur concert nocturne. Les splendides lueurs du couchant s’étaient effacées devant le doux scintillement des étoiles et un faible rayonnement argenté à l’orient. C’était la lune, à peine croissante, qui semblait aiguiser ses cornes comme pour tenir une garde vigilante, cette nuit néfaste, sur les hommes qui ne se donnaient ni trêve ni relâche dans leurs passions.

Tout à coup un cri perçant, répercuté par la muraille verdoyante de la forêt. Les fenêtres des izbas s’éclairent de lumières mouvantes, s’animent de voix effrayées. On voit deux hommes à cheval, puis un troisième, galoper vers la forêt, bride abattue.

C’était le vieux Iwak, avec ses fils, à la poursuite de sa fille.

Les villageois, encore tout ensommeillés, se précipitaient en pleine rue. Il se forma plusieurs groupes ; les plus nombreux se pressaient autour de l’izba d’Iwak. On se perdait en conjectures. Qui pouvait être le ravisseur de la belle Karatchaïka ? Un à un, on nomma tous les jeunes gars du village. Tous ils répondirent à l’appel. Ce devait donc être quelqu’un des villages voisins. Alors