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plus fêtée aux longues veillées[1] de filature, à tous les amusemens de la jeunesse du village, elle dont le roseau était recherché avant tout autre dans le jeu des roseaux[2]. Maintenant la voilà tombée dans le mépris ; ses compagnes, tous les braves gars du pays se détourneraient d’elle… En proie à ces anxiétés, Karatchaïka est méconnaissable. Ses mains habiles et diligentes perdent leur adresse reconnue.

Sa vieille mère remarque son malaise et lui demande si elle n’est pas malade.

— Je me porte bien, mère, répond-elle en faisant tous ses efforts pour se remettre à l’ouvrage comme si de rien n’était, pour étouffer par le travail les pensées désolantes qui l’obsèdent.

Azamat, de son côté, s’occupait des préparatifs pour l’enlèvement. Dans sa maison, tout fut mis en train. Ses proches savaient déjà qu’il songeait à prendre femme et se réjouissaient d’avoir une paire de bras de plus dans la famille. Milibay, son père, approuvait son choix de tout cœur, lui conseillant seulement de bien prendre toutes ses mesures, vu qu’il n’y avait pas à plaisanter avec le vieux Iwak. Milibay croyait également que son fils aurait à payer une somme de rachat plus considérable que les autres, et que le fier Iwak ne se laisserait pas apaiser par une trentaine de roubles.

— Il devra bien s’en contenter, tout comme les autres, lui répondait Azamat avec assurance.

— Ça te regarde, toi, disait le père. Et à quand le « vol ? »

— Je te le dirai quand nous en serons là, répliquait Azamat.

Lorsque son fils annonça à Milibay que le rapt était fixé pour la nuit suivante, en lui nommant ceux qu’il avait choisis pour l’aider dans son entreprise, Erbaldy et Segnul eurent son approbation. « Deux vaillans garçons, dit Milibay. À nous quatre, nous en viendrons bien à bout. »

Là-dessus il alla demander à un de ses voisins de lui prêter pour la circonstance, afin de servir de cachette au nouveau couple, un grenier qui se trouvait être vide de blé, service qui n’est jamais refusé, parce que celui qui l’a rendu occupe la place d’honneur au festin de noces suivant immédiatement l’accord sur la somme du rachat de la fiancée. Qui voudrait manquer un repas de noces aux frais d’autrui ? Ensuite, Milibay ordonna au personnel féminin

  1. Pendant les longues soirées d’hiver, en Russie, les jeunes paysannes se réunissent pour filer en chantant en chœur.
  2. Ce jeu tant aimé de la jeunesse tchérémisse consiste en ce qu’un faisceau de roseaux est passé à la ronde, chacun en tirant un, au hasard. Le jeune homme et la jeune fille qui ont saisi le même roseau par les deux bouts opposés sont tenus de s’embrasser.