Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/657

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conformes à leur misérable condition, rares éclaircies d’une vie toute de privations et d’un dur labeur… Puis le craquement des poutres disjointes d’un pont sous les sabots des chevaux me fait brusquement sortir de ma rêverie et vient donner un cours différent à mes idées, une fois en pleine campagne, dans des champs de blé à perte de vue.

À l’heure de midi, la chaleur devient suffocante sous un ciel sans nuages. Quel soulagement, alors, de s’enfoncer dans une grande forêt, sous les arbres centenaires projetant une ombre rafraîchissante, s’élevant comme des murailles de verdure des deux côtés du chemin !

Le jamchtchik (postillon) tchérémisse se balance paresseusement, assis de côté, sur le siège, et fait retentir mélancoliquement son : Hi ! Éi ! prolongé.

Nous montons une colline au pied de laquelle serpente une étroite rivière, tourmentée dans deux endroits par une eau bouillonnante ; l’un de ces tournans tout à côté du chemin, l’autre plus avant dans la campagne. Au-delà de la rivière, on voit, disséminées, les huttes d’un village portant plusieurs noms, à ce que dit mon jamchtchik.

— Nous autres, nous l’appelons Sarkino, ajoute-t-il.

— Qu’à cela ne tienne ! je l’appellerai Sarkino, moi aussi.

Nous le traversons ventre à terre, avec le brio des cochers de poste, qui réservent toute la vitesse de leurs chevaux pour passer les villages à grand éclat. Sur le versant de la colline, on voit une haie d’enceinte autour du village.

Quelqu’un, qui avait probablement entendu de loin la clochette postale, tenait ouvert pour notre passage le primitif portail en poutres à peine équarries. Je vis une svelte jeune fille, portant le costume pittoresque des femmes tchérémisses : longue tunique ou plutôt chemise blanche en tissu de laine, richement brodée de laines de toutes les couleurs, retenue à la taille par une large ceinture, sabots d’écorce blanche sortant d’un pantalon également blanc. Dans ses longues nattes d’un châtain clair, une fleur de camomille. Au front, une couronne des mêmes fleurs. Elle était vraiment jolie et passait pour la première beauté du pays. L’ovale pur de son visage, des yeux bleus sympathiques, malgré une expression de triste méfiance ; le sourire enchanteur de ses lèvres finement dessinées, tout en elle était charmant. Mais quel étrange ornement que ces fleurs de camomille, qui lui allaient à ravir, pourtant !

Je me penchai hors de mon tarantass (voiture à moitié close) pour la regarder de plus près. Comme nous descendions la colline, le jamchtchik avait ralenti l’allure des chevaux.